Une francophone aux Pays-Bas est devenue spécialiste du débat sur la gestion des grands fonds marins

Entretien avec Catherine Blanchard

  • Francophone (Québécoise) vous êtes chercheur et Assistant Professor à la Faculté de Droit de l’université d’Utrecht.

Catherine Blanchard : « Oui, je viens du Canada et suis juriste et avocate de formation ; j’ai travaillé comme auxiliaire juridique à la Cour fédérale du Canada. Aujourd’hui, j’enseigne à l’université d’Utrecht, à la Faculté de droit, économie et gouvernance et mon enseignement en droit international et européen, porte sur le droit de la mer et le droit de l’environnement.

La recherche que j’ai initiée il y a neuf ans à Utrecht, avec un Master de droit international public, que j’ai développée avec ma thèse de doctorat suivie d’un post-doc, porte sur des questions de gouvernance des océans.

Le cœur de métier de mon équipe de recherche est l’étude d’outils et de mécanismes réglementaires pour la protection des différents écosystèmes dans les grands fonds marins.

C’est un projet multidisciplinaire qui allie les forces scientifiques de juristes, de biologiste marin, d’écologiste marin, tous spécialistes de l’environnement dans leur domaine. L’enjeu est l’œcoumène sous-marin pour lequel il faut trouver un équilibre entre exploitation et protection, dans le cadre du droit international pour la gouvernance environnementale. »

  • Pourquoi, les Pays-Bas ?

Catherine : « Il y a aux Pays-Bas une expertise marine et maritime qui s’est construite au cours des siècles dans ce pays conquis en grande partie sur la mer. Le pays a développé des outils pour préserver les territoires de l’impétuosité de la mer d’un côté et pour favoriser des activités économiques en lien avec la mer de l’autre. Et le droit de la mer – qui régit les droits et les devoirs des pays concernant toutes les activités qui ont lieu en mer, est devenu tout naturellement une expertise néerlandaise.

Par ailleurs, la présence de nombreuses organisations internationales et de tribunaux internationaux font des Pays-Bas un hot spot pour le droit international. »

Il y a en effet l’Académie de droit international à La Haye. D’ailleurs, une juriste néerlandaise, la juge Liesbeth Lijnzaad est depuis 2017 membre du Tribunal international du droit de la mer (créé en 1982 par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, Hambourg) ; elle est depuis octobre 2023 et pour trois ans, nommée Président de la Chambre pour le règlement des différends relatifs au milieu marin.

  • Pourquoi Utrecht ?

Catherine : « Depuis 1984, l’université d’Utrecht abrite le NILOS (Netherlands Institute for the Law of the Sea), Centre de recherche national et international sur le droit de la mer, faisant partie de la faculté de Droit et partenaire du UCWOSL (Utrecht Centre for Water, Oceans and Sustainability Law).

Les chercheurs en droit international et européen qui travaillent comme moi à la faculté et dans ces centres de recherche d’Utrecht viennent de partout dans le monde. Si l’on compte quelques francophones, ils sont, outre certains Néerlandais, asiatiques, latino-américains, australiens, européens, russes, québécois et échangent principalement en anglais.

Les Pays-Bas m’ont donné l’opportunité à l’université d’Utrecht, de combiner mon intérêt pour le droit international et pour l’environnement puis de poursuivre la recherche et de devenir enseignante-chercheur.

Ma recherche s’inscrit aussi dans un partenariat avec l’Institut royal néerlandais de recherche sur la mer, institut océanographique national situé à Texel, NIOZ (Nederlands Instituut voor Onderzoek der Zee) ».

  • « L’Agence internationale de l’énergie estime que les besoins en minerais et métaux critiques seront multipliés par 3,5 dans le monde d’ici à 2030 si l’on vise la neutralité carbone vingt ans plus tard » (L’Express Économie, 4 octobre 2023). Or les fonds sous-marins contiennent des ressources que l’on découvre peu à peu. Pourquoi et comment faut-il protéger les océans, les fonds marins et leurs ressources ?

Catherine : « Depuis plus de quarante ans, les Nations Unies ont proposé une réglementation : la Convention sur le droit de la mer (1982). Les ressources des océans sont énormes tant en ce qui concerne leur potentiel apport énergétique que leur apport alimentaire (les pêcheries sont un sujet de discordes entre pays), traditionnellement exploitées ; et l’exploitation des minerais (cobalt, cuivre, nickel, phosphate) qu’ils contiennent est, toute comme l’eau, un enjeu mondial. Or, l’environnement est unique dans les grands fonds marins, la biodiversité est à protéger car elle est menacée par de possibles exploitations. »

  • Vous êtes impliquées dans les négociations internationales sur le développement d’un cadre réglementaire pour l’exploitation minière des grands fonds marins. Membre de la Délégation de l’initiative pour la gestion des fonds marins (Deep-Ocean Stewardship Initiative) qui étudie l’impact humain sur les écosystèmes des fonds marins, vous participez à la 28e session (en juillet et en novembre 2023) du Conseil de l’Autorité internationale des fonds marins créée en 1994 et dont le siège est en Jamaïque. À votre retour de la réunion de juillet 2023 en Jamaïque, on vous a entendu dans l’émission Nieuwsuur le 2 août 2023 rendre compte de la ronde de négociations tenue en Jamaïque.

Catherine : « L’objet en est de négocier un cadre réglementaire pour l’exploitation minière des fonds marins, face à la demande d’entreprises de différents continents et bordant divers océans, d’une licence d’exploitation commerciale des grands fonds pour pouvoir récolter cobalt, cuivre et nickel mais aussi phosphates ou manganèse, en raclant les plaines abyssales. Il est pour le moment impossible d’autoriser des compagnies à exploiter ce sol marin, le lit de la mer, car il n’y a pas de cadre réglementaire. Or, les connaissances scientifiques sont insuffisantes pour évaluer l’impact d’une telle exploitation et donc prendre des mesures réglementaires pour celle-ci.

Tout dernièrement, les Nations Unies se sont engagées à protéger les espaces fragiles de la haute mer ; un accord historique (High Sea Treaty) en lien avec la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, a en effet été adopté lors de la Conférence sur la biodiversité marine le 19 juin 2023, pour la protection de la haute mer. Une dynamique est ainsi créée pour ‘mettre en place des outils de gestion des activités économiques [… dans] la coopération et le multilatéralisme en faveur de la protection des océans’.

Ce High Sea Treaty pouvant avoir un impact sur le cadre réglementaire pour l’exploitation minière des grands fonds marins, les négociations concernant celui-ci doivent en tenir compte.

Il faut pouvoir gérer la tension entre la protection environnementale et l’exploitation minière. »

  • Vous avez dit, à la télévision « ce n’est pas de la science-fiction ! l’exploitation se fera tôt ou tard ». Mais qu’en disent les pays ?

Catherine : « Oui les Océans représentent de 50 à 60% du monde et les grands fonds marins – et donc les ressources qui s’y trouvent, sont un patrimoine commun de l’humanité ; si l’on a aujourd’hui le droit d’explorer les profondeurs, on n’a pas le droit de les exploiter.

Il y a des opposants à cette exploitation et à l’autorisation d’activités commerciales d’extraction de minerais : c’est le cas de nombreuses îles du Pacifique, pour des raisons environnementales et culturelles, vu leur rapport à la mer. L’Afrique du Sud, exploitante de minerais sur son sol, quant à elle, voit dans l’exploitation minière des fonds marins une menace, un risque de concurrence.

En revanche, Nauru fait pression sur l’Autorité internationale des Fonds marins pour obtenir un cadre réglementaire international qu’elle demande depuis 2021 pour pouvoir faire exploiter par la compagnie NORI, une filiale du géant canadien The Metals Company les ressources de ses grands fonds marins ; pour le moment aucune demande d’autorisation d’exploiter per se n’a toutefois été déposée. Nauru, île d’Océanie de 21 km2 et de moins de 10.000 habitants, la plus petite république du monde est une terre aujourd’hui dévastée par la surexploitation du phosphate pendant trente ans et par la déforestation que celle-ci a entrainée.

La Chine, elle aussi, est prête à aller exploiter mais les pays européens, l’Allemagne et la France en tête, mettent l’accent sur la préservation de l’environnement qui ne peut se faire que sur la base de connaissances scientifiques et naturelles de la biodiversité sous-marine, des reliefs et de la géomorphologie des fonds marins.

Une autre question qui concerne les différents pays est celle de savoir comment partager les bénéfices, tirés des activités minières. Ce vaste bien mondial qu’est ‘la zone’, c’est-à-dire l’espace océanique en dehors des zones nationales est un patrimoine commun de l’humanité. »

Une tribune collective a été publiée dans les Échos pour appeler à la mobilisation des « représentants de la jeunesse et des communautés du Pacifique » pour obtenir l’interdiction de l’exploitation minière des grands fonds marins. D’aucuns demandent le leadership de la France pour obtenir un soutien de la communauté internationale pour cette interdiction et sur le plan européen, un Règlement qui permette de bloquer toute possibilité d’importer ces minerais dans l’Union européenne. Le Président de la République Emmanuel Macron a déclaré faire de la protection de l’Océan une priorité de son mandat.

  • À quoi faut-il sensibiliser Français et Néerlandais, Européens ?

Catherine : « Notre recherche pose de nombreuses questions éthiques et philosophiques. Les océans ont-ils une personnalité juridique au profit de laquelle il faut légiférer ? Une activité d’exploitation des fonds marins peut-elle être rentable ? Comment en mesurer la rentabilité sur un plan autre qu’économique ? Comment faire rimer protection et politique environnementale et transition énergétique ? Comment répondre aux besoins d’aujourd’hui et de demain ? Peut-on recycler et réutiliser le lithium par exemple, au lieu de (risquer de) détruire la biodiversité sous-marine ?

L’important est que ces sujets soient abordés par les media, ce qui commence à être le cas.

Il faut mettre les humains au courant 1/ de l’évolution de la recherche dans le domaine, 2/ des ambitions d’entreprises nationales et de pays qui ont un potentiel de ressources dans les eaux sous leur juridiction. – Si le Canada a indiqué ne pas vouloir autoriser d’activités d’exploitation dans ses eaux potentiellement riches en minerais, la Norvège, en revanche, a annoncé vouloir légiférer pour permettre une exploitation dans ses eaux qui possèdent des ressources minières importantes, 3/ des nouveaux écosystèmes, naissant et à venir. »

  • Votre plurilinguisme est-il un atout dans votre profession ?

Catherine : « Il est clair que pouvoir échanger en français donne une fluidité à la complexité de la matière scientifique ; cela permet de bâtir une relation de confiance avec mes étudiants francophones ; c’est aussi important lors des négociations qui constituent, dans le cadre national et international, un élément important de notre travail. Ma langue maternelle est donc une richesse.

Pourtant, l’anglais reste la langue de communication avec les experts dans les différents domaines, technique, économique, biologique, juridique, politique pour définir le cadre réglementaire recherché, que l’on ne peut réaliser que dans l’interdépendance. »

Merci Catherine pour cet entretien et souhaitons que votre entrain et votre engagement de scientifique et de femme puissent faire jouer de façon efficace les nombreuses cordes que vous avez à votre arc au profit d’une protection de la vie et des ressources de notre planète grâce à une réglementation internationale concernant l’exploitation minière des grands fonds marins.

Posted in Droit international, Écologie, Économie, Entretien, Grands fonds marins, Novembre.

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