L’exposition Someone is getting rich au Tropenmuseum (avril 2023-janvier 2024) a été conçue et organisée par Carrie Pilto
Au Tropenmuseum à Amsterdam, « Quelqu’un s’enrichit » ou Someone is getting rich est le titre de l’exposition que vous, Carrie Pilto, avez conçue en tant que commissaire invitée et pour laquelle l’Institut français des Pays-Bas est partenaire, soutenant les artistes français et francophones qui y participent.
Vous êtes Américaine, Française et aujourd’hui à Amsterdam, par amour ?
Carrie Pilto : « Oui, je suis née et ai grandi aux États-Unis ; j’ai fait des études de finances et ai travaillé comme analyste financier dans une fameuse banque d’investissement américaine puis je suis partie faire des études d’histoire de l’art à Paris. Et la France m’a adoptée ! J’ai acquis la nationalité française à la suite d’un travail au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. J’ai alors rencontré beaucoup d’artistes. Pendant de nombreuses années je suis restée en France sans retourner aux États-Unis avant d’être engagée au musée d’art moderne de San Francisco. Là, j’ai préparé, comme Project assistant curator, chargée de la recherche, la grande exposition franco-américaine sur la collection des Stein. The Steins Collect. Matisse, Picasso and the Parisian Avant-Garde s’est tenue d’abord au San Francisco Museum of Modern Art, de mai à septembre 2011 puis à Paris d’octobre 2011 à janvier-2012 aux Galeries nationales du Grand Palais, sous le titre « Matisse, Cézanne, Picasso, L’aventure des Stein », enfin à New-York de février à juin 2012 au Metropolitan Museum of Art. J’ai ensuite dirigé le Musée Matisse au Cateau-Cambrésis et la rencontre avec un Néerlandais a fait que j’habite maintenant à Amsterdam. Je suis donc devenue commissaire indépendante et ai appris la langue néerlandaise. »
L’aventure des Stein … Matisse … Il y a donc une certaine continuité entre vos fonctions
Matisse est au cœur de l’histoire de la famille Stein. Gertrude Stein et ses frères Leo et Michaël ont été, comme l’écrit Michaël que vous citez, « à l’avant-garde du mouvement moderne en peinture, dans les premières années du siècle, [ils le sont aussi] pour l’architecture moderne » (Matisse Cézanne Picasso… L’aventure des Stein, Éditions de la RMN-Grand Palais, 2011, p. 240).
Dans cet ouvrage publié à l’occasion de l’exposition, vous présentez dans « Les Stein bâtisseurs » (p. 240-249) l’histoire de la Villa Stein-de Monzie (Les Terrasses) construite par Le Corbusier, à Vaucresson, pour Michaël Stein, son épouse Sarah et leur amie Gabrielle de Monzie, une « maison [qui] sert de laboratoire pour les idéaux du futur ». Après avoir été les défenseurs de Matisse dont les tableaux occupent « une place dominante dans leur environnement » avec, dans la villa qu’ils habitent dès 1928, une douzaine de tableaux dont la célèbre Femme au chapeau qui faisait scandale au Salon d’automne de 1905 et qui est depuis dans la famille, les Stein s’engagent pour la cause de l’architecture moderne. Le Corbusier écrit : « La villa […] sera un chef-d’œuvre de pureté, d’élégance et de science. » (idem, p.242). Piet Mondrian est un des premiers à être allé voir la villa qui attire des visiteurs du monde entier et « les tas de Matisse magnifiques qui sont parfaitement à leur place » sont vantés par le critique américain Henry McBride invité par Gertrude (idem, p.246).
Aujourd‘hui aux Pays-Bas, vous êtes loin de Matisse ?
Carrie : « Aux Pays-Bas, j’ai proposé en 2017 au Musée Cobra d’Amstelveen, l’exposition Play as Protest, avec une centaine d’œuvres de Enrico Baj, un artiste italien dont la création veut protester contre les systèmes totalitaires. Commissaire de l’exposition, avec en arrière-plan la présence de Donald Trump au pouvoir, j’ai donné carte blanche à des anarchistes de l’association Vrije Bond invités à programmer leur création d’art pluriel pendant une journée ».
Vous voyez le musée comme un lieu interdiciplinaire ?
Carrie : « Oui c’est un lieu d’interdisciplinarité artistique et d’interactivité. La dimension éducative qui est très ancienne dans la conception des musées est aujourd’hui mise en avant et elle a toute sa place.
J’ai conçu l’exposition « Quelqu’un s’enrichit » Someone is getting rich dont j’ai présenté l’idée au Tropenmuseum, comme une performance éducative, pour adultes et jeunes. Et je voudrais partager l’exposition avec les Français. L’Institut français des Pays-Bas (écoutez le dernier Podcast Passage(s) #6), soutien financier et moral de ce projet a aussi pour tâche de faire le relais de communication entre le Tropenmuseum et les étudiants ainsi que les élèves du secondaire … Demain peut-être l’exposition sera-t-elle accueillie en France… Je le souhaite ! ».
Vous dites vouloir porter dans le cadre de l’art, un regard sur les relations entre le colonialisme et l’esclavagisme qui y est lié, et le système financier mondial …
Carrie : « L’ouvrage de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle (Éditions du Seuil, 2013) m’a inspiré ce projet et je l’ai remercié d’avoir été ma source d’inspiration. J’ai trouvé étonnant que les Pays-Bas n’y apparaissent que dans des notes de bas de pages, car c’est aux Pays-Bas que, dans l’Europe moderne, avec la VOC (Compagnie unie des Indes Orientales), un système financier s’est mis en place aux XVIIe et XVIIIe siècles, qui deviendra un instrument essentiel de la finance mondiale – les actions négociables en Bourse, une banque centrale et les fonds d’investissement.
Le commerce tropical des produits et des personnes a, du XVIIe au XIXe siècle, été rendu possible par les banques qui ont financé le développement des colonies avec des plantations et des esclaves. Ces activités, connues depuis longtemps, ont jusqu’à peu, été considérées comme marginales dans le fonctionnement des banques néerlandaises. Or, de récents rapports de recherche effectués dans le cadre de l’université de Leiden et de l’Institut international d’histoire sociale (IISG) à la demande des banques DNB (De Nederlandsche Bank) et ABN-AMRO qui ont subventionné la recherche sur leur implication dans le financement de l’esclavage, donnent des résultats différents. Fruit de la recherche commandée par ABN-AMRO, le Rapport de Gerhard de Kok et Pepijn Brandon (IISG, avril 2022) sur la banque Hope & Co (fondée en 1762 et très rapidement devenue la plus grosse institution financière de l’Europe, très active sur le plan international, comparable à JP. Morgan Chase aujourd’hui) et la banque R. Mees & Zonen, deux banques qui ont fusionné et ont été intégrées dès 1975 (Bank Mees & Hope) à la banque ABN-AMRO, montre, chiffres à l’appui, que dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, les revenus de ces banques proviennent dans une proportion d’un quart à un tiers, d’activités liées à l’esclavage ».
Le travail des historiens sur le passé pour comprendre la société d’aujourd’hui
Les études montrent que la banque ne se contentait pas de prêter de l’argent, elle s’occupait aussi de la gestion des plantations, de l’achat et du déplacement éventuel d’esclaves, faisait à grande échelle le commerce du sucre et du café produits par les esclaves, et possédait parfois aussi des plantations. R. Mees & Zonen, spécialisé dans les assurances, assurait aussi les marchands d’esclaves pour les pertes de leurs possessions pendant le trajet en bateau.
La recherche commandée par DNB à l’université de Leiden, menée par Karwan Fatah-Black, Lauren Lauret et Joris van den Tol, sur l’histoire de DNB (1814, date de sa fondation, 1863, date de la loi sur l’abolition de l’esclavage) et dont le rapport est publié à l’université de Leiden (LUP 2022) montre aussi qu’au XIXe siècle, les banques investissent encore dans l’esclavage et font tout pour s’opposer à ou retarder la réalité de l’abolition de l’esclavage, prenant le parti des planteurs et propriétaires.
Une autre grande banque néerlandaise, ING, finance aujourd’hui un chercheur britannique (à l’université de Leeds) pour une étude sur le passé esclavagiste de la banque : Barings Bank qui depuis 1995 fait partie de ING, s’est en effet fortement enrichi dans le commerce des esclaves, ce qui lui aurait permis de devenir la plus grosse institution financière du monde.
Les recherches se multiplient donc sur les relations entre histoire économique, financière et histoire de l’esclavage, sur le passé du financement de l’esclavage et l’enrichissement des banques.
Le 15 juin 2023, a été remis au ministre de l’Intérieur et des relations dans le Royaume le rapport de recherche nationale sur le passé esclavagiste néerlandais demandé au Gouvernement par une motion parlementaire de juillet 2021. Fruit du travail de scientifiques du KITLV, de l’IISG, de l’université de Curaçao et de l’Institut national néerlandais pour le passé esclavagiste et son héritage (NINsee) Staat en Slavernijverleden : Het koloniale slavernijverleden en zijn doorwerkingen (l’État et son passé esclavagiste : le passé esclavagiste colonial et ses répercussions), il est rédigé par Rose Mary Allen, Esther Captain, Matthias van Rossum et Urwin Vyent (Athenaeum-Polak & van Gennep, Amsterdam 2023).
Le 11 juillet 2023, le ministre remet ce rapport au Président du Sénat (Première Chambre) et annonce le travail de recherche devant y donner suite. Par la même occasion il lui remet aussi un recueil de neuf articles (Doorwerkingen van slavernijverleden. Meerwoudige perspectieven op de relatie tussen verleden en heden. La Haye, juillet 2023) analysant, à la demande de la commission nationale contre discrimination et racisme, les répercussions du passé esclavagiste et éclairant la relation passé-présent de différents points de vue.
Il y a un travail de reconnaissance et de mémoire qui se fait, en France comme aux Pays-Bas, ne se limitant pas à l’histoire mais prenant aussi en compte le présent et les marques de l’héritage esclavagiste. Les répercussions sociales de l’histoire de l’esclavage sur la société d’aujourd’hui restent, pour le politique, objet de recherche faisant suite aux rapports. Les prises de conscience et les prises de position sont souvent liées à des réactions émotionnelles ; villes et institutions, Amsterdam, Rotterdam, Utrecht, la DNB, ABN-AMRO ont formulé des excuses, tout comme le Gouvernement (discours du Premier Ministre le 19 décembre 2022) ; Den Haag, Groningen, Haarlem, Vlissingen sont aussi mobilisées pour la recherche. Le Roi Willem Alexander a formulé des excuses, le 1er juillet 2023, à Amsterdam (discours du Roi).
Carrie : « Je ne me situe pas sur le terrain de l’émotion. Avec Someone is getting rich je ne voulais pas appuyer sur l’émotion ni sur les souffrances des personnes soumises à l’esclavage, je voulais montrer, avec les artistes, ce qui a longtemps été un non-dit des historiens de la finance aux Pays-Bas. Je découvrais avec les chercheurs que, dans le passé, les êtres humains étaient transformés en pourcentages de rendement sur investissement, les corps servant à expérimenter des innovations financières, bref, l’esclavage, le produit d’un calcul froid !
Mon travail est avec les artistes à qui je demande des œuvres qui traduisent de façon visible les liens entre financement et colonisation. C’est l’application à mon pays d’adoption, les Pays-Bas, de ce que Piketty écrit (2013, p. 17) : « De fait, la question de la répartition des richesses est trop importante pour être laissée aux seuls économistes, sociologues, historiens et philosophes. Elle intéresse tout le monde, et c’est tant mieux. » Les artistes, observateurs percutants, sont pour nous des révélateurs.
Cette exposition est pour moi importante, elle marque un moment de mon histoire où se conjuguent différentes compétences culturelles et interculturelles. Aujourd’hui commissaire invitée dans le contexte des Pays-Bas, j’ai invité des artistes français et francophones, je combine mon passé de banquière aux États-Unis et mon présent de commissaire d’exposition, inspirée par Piketty, pour traduire le lien entre finances et colonisation et esclavagisme dans l’histoire des Pays-Bas.
Les artistes rendent visibles un sujet très complexe qui touche au financement et à la dimension économique de l’histoire coloniale et esclavagiste. Ils le rendent accessible. Ils en montrent le côté non-dit et aident à une prise de conscience que le système financier qui a été mis en place par les Néerlandais dès le XVIIe siècle avec les actions négociables et les fonds d’investissement est aujourd’hui mondial et encore déterminant pour la vie de nos sociétés et les inégalités qui caractérisent notre planète.
Someone is getting rich expose les œuvres de seize artistes, toutes du XXIe siècle. Quatre d’entre elles ont été commandées pour le projet :
- Deux videos narratives, l’une de Zachary Formwalt et l’autre de Femke Herregraven aident à comprendre la relation entre la finance et l’oppression dans l’histoire des Pays-Bas. Celle de Herregraven raconte l’histoire de la Louisiana Citizen’s Bank, à son époque la plus grande banque des planteurs du Sud des États-Unis. Cette LCB mise sur pied avec le concours des banquiers néerlandais Hope & Cie et de leur associée la veuve Borski (considérée comme la femme la plus riche du XIXe siècle, une entrepreneur modèle, elle est célèbre pour avoir soutenu financièrement le projet du roi Willem I de fonder une banque, en investissant deux millions de florins dans la DNB, assurant ainsi la stabilité financière du Royaume des Pays-Bas), avait des années plus tôt financé le plus grand achat de terre de l’histoire, à savoir l’achat de la Louisiane à la France en 1803.
- Une sculpture de Pascale Monnin, née en Haïti, permet une approche tactile, émotionnelle de la question du lien entre l’esclavage et la finance
- Une tapisserie de Gabriel Kuri faite selon la technique des Gobelins, qui reproduit en l’agrandissant un reçu de retrait bancaire de la Chase Bank de New-York. C’est cette banque J.P. Morgan Chase, aujourd’hui la plus grande banque mondiale, qui a racheté la Louisiana Citizens’s Bank.
Avec cette tapisserie de Kuri, la boucle entre le passé esclavagiste des financiers néerlandais, le capital de la Chase bank et le retrait de son propre argent à New York est bouclée. »
Autrement dit : « Les financiers gouvernent le monde » aujourd’hui comme hier… et les artistes sont des médiateurs pour révéler « comment les séquelles du colonialisme sont toujours présentes dans le secteur financier d’aujourd’hui » (Institut français des Pays-Bas).
Merci Carrie de nous offrir ce cadre de réflexion au Tropenmuseum.