Entretien avec Lucie de Saint Vincent, musicienne engagée et passionnée
J’ai entendu Lucie de Saint Vincent jouer du piano, le 25 novembre 2023, au théâtre national aan het Spui à La Haye. Elle accompagnait Naomi Inez, « magicienne de la chanson » qui s’est donné pour mission d’enrichir la vie des enfants en leur proposant la magie musicale et qui chantait pour le lancement de la campagne Orange the World et l’inauguration de l’exposition sur le féminicide. Après la méditation sur un sujet si douloureux et pour soutenir l’espoir, Lucie a joué « Envol », un morceau de sa composition, qu’elle est venue jouer à nouveau à La Haye dans l’Atrium, le 28 novembre pour la rencontre autour de l’expographie « Mots et Maux de Femmes ». J’étais subjuguée et ai souhaité la rencontrer, à Utrecht où elle habite. Ce fut une rencontre étonnante, comme si nous nous connaissions depuis toujours.
– Française aux Pays-Bas, vous vous trouvez bien ici ?
Lucie : « Oui j’aime beaucoup vivre dans ce pays où je cultive mon potager, j’élève mes enfants dans un contexte éducatif qui fait une place décisive au plaisir de chaque enfant, et où j’ai la chance d’accompagner et de former des élèves dans une dynamique d’apprentissage valorisante, que ce soit au Hogeschool Leiden ou à l’école de musique de Woerden. »
– Vous avez choisi de poursuivre votre formation musicale déjà riche de l’enseignement français, au plat pays, d’abord à Utrecht puis à La Haye.
Lucie : « J’ai eu une formation très traditionnelle, combinant une filière scientifique au lycée et un enseignement musical pour suivre la voie royale, celle de la marche du lion, le roi des animaux, rythmée par deux pianos dans le Carnaval des animaux (Saint-Saëns), me destinant à devenir pianiste classique soliste. À Perpignan, la ville où j’ai grandi, j’ai évolué dans un conservatoire très dynamique et éclectique qui m’a permis de découvrir une grande palette de styles et cultures musicales. J’ai ainsi découvert le Jazz à l’adolescence ; très vite j’ai improvisé et de là ont émergé mes premières compositions. J’aime créer et contrairement à ce que j’ai appris et qui consiste à lire-jouer puis entendre ce qui est produit, dans ma création et interprétation, je sollicite d’abord l’écoute interne du texte musical dans un mouvement circulaire : je lis, j’entends intérieurement puis je retranscris ce que j’entends intérieurement au piano.
Les années de formation à Paris avec le professeur Denis Pascal ont été déterminantes pianistiquement et m’ont initiée à cette juste relation au texte et à l’instrument pour que celui-ci exprime l’intérieur de l’artiste. Elles m’ont donné l’envie d’aller ailleurs et d’expérimenter la confiance qui est donnée pour l’épanouissement d’un jeune talent. J’ai été acceptée au conservatoire d’Utrecht pour suivre l’enseignement de Paolo Giacometti recommandé par Denis Pascal, puis j’ai réussi le concours pour entrer au Conservatoire royal de La Haye, en classe de pianoforte ; j’ai donc obtenu plusieurs Bachelor et Masters en piano, en pédagogie musicale et en musique ancienne. La découverte du pianoforte, précurseur du piano moderne m’a ouvert un nouvel horizon d’émotions, une nouvelle exploration technique, un affinement de ma palette motorique et aussi, grâce à cet instrument, un champ de possibilités d’articulation, de phrasés et d’interprétation basé sur la rhétorique classique, difficilement égalable sur les pianos de nos jours. Le jeu sur le pianoforte m’a transportée au point de délaisser le piano moderne pendant un grand moment. »
– Vous êtes lauréate de diverses distinctions dont le premier Prix musical de l’Ambassadeur de Suisse en France et de la Fondation Royaumont en 2013. Vous aimez beaucoup travailler comme artiste en résidence ou suivre des formations à l’Abbaye de Royaumont. Y avez-vous puisé inspiration pour vos projets de partage musical ?
Lucie : « Je fais en effet de la musique plurielle et ai trouvé à Royaumont un lieu où faire résonner mes différentes passions, la musique ancienne et la musique transculturelle. Être lauréate de la Fondation Royaumont et participer pendant des années au Festival m’a donné inspiration et possibilités. Le CD ‘Expressivité des claviers accompagnés, le trio entre 1802 et 1810’ en témoigne. »
– Vous faites aussi un travail de musicologue, menant une recherche sur les femmes compositeur ou compositrices dans la France révolutionnaire et napoléonienne …
À l’occasion de la Journée internationale de la femme 2022, l’on a pu vous entendre à Amsterdam, au musée Geelvinck, jouer sur un pianoforte de Graf 1836 et faire revivre « les salons féminins de Marie Bigot en Europe : de Neuchâtel, via Vienne jusqu’à Paris », avec outre celles de Marie Bigot, des compositions de Belle van Zuylen/Isabelle de Charrière, de Hélène de Montgeroult, de Marianna d’Auenbrugger et de Fanny Mendelssohn. Quel projet intéressant qui complète celui de collègues qui travaillent à la traduction et publication des lettres de Belle van Zuylen !
Lucie : « En effet, je détricote l’histoire de la musique occidentale en inventoriant le répertoire classique de musique française de la fin du XVIIIe, début du XIXe siècle. Les compositrices françaises sont peu connues alors qu’une grande partie de leur production est consultable non seulement à la BNF sur place mais encore en ligne sur Gallica (par exemple), sur IMSLP ou sur la plateforme numérique fantastique ‘Demandez à Clara’. J’y ai en particulier collecté l’intégrale de Marie Bigot.
Le résultat est un CD au programme féminin, enregistré à la Philharmonie de Paris et au Musée Geelvink, qui sortira au printemps 2024 avec le label Présence Compositrices. Il donne de la visibilité à des femmes remarquables à leur époque mais dont la richesse a été complètement occultée par l’histoire de la musique fabriquée par des hommes et surtout d’obédience viennoise. Il en est ainsi de Marie Bigot (1786-1820), brillante pianiste et pédagogue qui a notamment été professeur de Fanny et Félix Mendelssohn et de Schubert, ou de Hélène de Montgeroult (1764-1836) qui, nommée en 1795, a été la première femme à enseigner au Conservatoire de Paris et est autrice d’une des plus conséquente méthode de piano qui a beaucoup influencé les pianistes du XIXe siècle dont Marie Bigot qui l’utilisait avec ses élèves. »
– Restauratrice, vous rendez à ces femmes compositrices un peu de la visibilité qu’elles méritent, en jouant leurs compositions dans divers festivals et lieux historiques aux Pays-Bas, en France, Angleterre, Suisse etc… et la diffusion de votre CD demande à être soutenue. Mais vous êtes aussi créatrice …
Lucie : « En 2016, j’ai créé le collectif Trytone, un collectif avec cinq instrumentistes dont une chanteuse soprane pour ‘essayer les sons’ comme le dit le nom du collectif. Nous expérimentons une pratique musicale qui combine improvisation et musique savante occidentale, suivant l’idée de Nadia Boulanger pour qui ‘aucune distinction franche ne devrait séparer la musique d’aujourd’hui de la musique d’hier’.
Notre premier projet a été de revisiter Bach et nous avons produit un premier CD Back to Bach, sorti en 2021 chez Paraty, une maison d’édition créée en 2006 qui accompagne les artistes dans leur projet depuis l’élaboration du concept jusqu’à la diffusion du projet réalisé. »
– Ce CD ‘original, coloré et captivant’ a été primé Opus d’Or par la revue en ligne Opus Haute résolution pour qui « rarement, en musique, le ton nouveau puisant aux sources de l’ancien aura été mis en valeur avec autant de finesse, de passion et d’intelligence. ».
Athina culture com soutient aussi vos projets et la musique sacrée continue de vous inspirer…
Lucie : « En effet, notre deuxième projet avec le collectif Trytone a été la création ‘Ascensions’. C’est l’exploration en musique de multiples voies de la quête d’élévation, de l’aspiration à transcender sa nature, la condition humaine, à travers les différentes religions et spiritualités. ‘Ascensions’ fait dialoguer instruments et voix et ‘est à la croisée du baroque, du classique, du jazz et de la musique traditionnelle orientale’ (écoutez). »
– Et vous avez un nouveau projet…
Lucie : « Je mène un nouveau projet Passio qui est ambitieux et dépasse les frontières dans tous les sens. Passio fait partie des dix lauréats pour 2024 du programme Jazz and New Music creation de la Fondation américaine FACE qui a vu de l’intérêt dans ce projet franco-américain mené avec la soprano et dramaturge Maribeth Diggle. Le livret de l’oratorio, nouveau récit fondamental qui racontera des histoires de passions, de femmes, sera créé de façon collective. La musique, complexe, de ma composition sera jouée par une grande variété de musiciens et d’instruments, combinant divers types de musiques et de techniques de respiration du chant et de la parole. »
On peut lire en exergue de son site ouèbe que pour Lucie, la musique comme la vie est en constante évolution ; ici et dans ce projet en cours, elle entrelace les deux, créant la vie dans un récit musical et racontant la vie en musique.
Son amour de la musique s’exprime dans la composition, dans la création musicale en ensemble, novatrice dans sa recherche d’un langage musical qui combine classique, jazz et musique ancienne, dans l’expression instrumentale du pianoforte, et dans l’enseignement tant auprès d’enfants à l’école de musique qu’auprès d’étudiants.
Lucie, d’une grande modestie face à la richesse de son palmarès, est bouillonnante de créativité et source d’inspiration pour celui et celle qui accepte de recevoir les semences de vie qu’elle sème avec son jeu et sa recherche musicale. Heureux ses élèves, les musiciens avec qui elle joue et les auditeurs de ses compositions et du répertoire qu’elle fait (re)découvrir, que ce soit en live, sur CD ou sur une plateforme numérique !
N’hésitez pas à aller la rencontrer pour l’écouter.