Édouard Louis à Amsterdam

« Regardez ce qui se passe autour de vous…

Le théâtre est le lieu de la confrontation avec ce que le monde ne veut pas voir … la souffrance et la honte d’être pauvre », ainsi s’exprime Edouard Louis (Eddy Bellegueule, 1992) interrogé dans le cadre du festival international de théâtre d’Amsterdam (ITA), Brandhaarden (19 février – 4 mars 2022) qui pour sa dixième édition met à l’honneur le jeune écrivain de 29 ans, Édouard Louis en présentant la mise en scène de tous ses ouvrages.

Édouard Louis, ancien élève de l’École normale supérieure, a dirigé, à 21 ans, la publication d’un livre qui développe une réflexion sur l’héritage de Bourdieu (Pierre Bourdieu, L’insoumission en héritage, PUF, 2013), hommage au sociologue disparu dix ans plus tôt, mettant en avant « ce que Bourdieu a rendu pensable ». Dégageant la dimension politique de la sociologie critique de Bourdieu, il appelle à « continuer le combat », à faire de la politique d’une autre manière afin de permettre aux dominés d’exister.

Comme il l’explique lors d’une rencontre avec des étudiants à la librairie Mollat à Bordeaux en 2021, Édouard Louis a lui-même grandi parmi les dominés, dans la société ouvrière d’un village de Picardie, avec la honte d’être pauvre, la honte de sa sexualité, mais avec, à 10 ans, la conscience que « un jour je ferai quelque chose que ces gens n’ont pas fait et ne feront pas ». Il n’est pas né écrivain mais il l’est devenu. La rencontre avec Didier Eribon et la lecture de son livre Retour à Reims (Fayard 2009), lorsqu’il a 17 ans, décide de son « transfuge de classe » : « je veux faire comme lui » qui, dans un récit intime et bouleversant, en retraçant l’histoire de sa famille marquée par des déterminismes collectifs, mène une réflexion politique sur la fabrication des identités, les formes de domination et les systèmes qui la soutiennent, mais aussi sur les possibilités de résistance.

Aussi ira-t-il à Paris, intègre l’ENS, écrit et trouve l’échappatoire à l’enfant qui a toujours été détesté.

Louis écrit. Il utilise les outils, les mots de la classe dominante pour parler de la réalité de la classe ouvrière, des pauvres que l’on insulte parce qu’on ne parle pas de leur réalité – Zola est loin. Il écrit pour empêcher de détourner le regard, pour dire la violence réelle, celle qu’il a subi, lui, son père et sa mère, son frère, sa sœur. C’est sa façon de lutter pour la classe ouvrière.

La politique pour les pauvres est une question de vie et de mort ; « elle fait partie de ta chair ».

Eddy Bellegueule qui choisira de se nommer Édouard Louis, premier de sa famille à quitter la société des dominés, de ces pauvres dont on ne parle pas, est devenu un bourgeois, faisant partie de la classe dominante et la tension qui est issue de son « voyage social » permet l’écriture. Pour lui, les réalités de domination et de violence sont indiscutables. L’engagement politique est donc tout naturel, comme pour Didier Eribon ou Annie Ernaux, tant en apportant son soutien aux gilets jaunes qu’en écrivant, publiant et jouant sur une scène de théâtre, comme à Strasbourg, Paris et Amsterdam, ses romans qui sont des autobiographies mais dont il utilise la forme littéraire pour forcer la classe dominante à voir ce qu’elle ne veut pas voir. La littérature est un outil pour investiguer la réalité, l’histoire de la violence sociale vécue au plus près, dans sa famille, et donc appeler à la révolution.

Emmanuel Macron parlait lui aussi de « Révolution » titre du livre qu’il publie en 2016, un programme pour sa future candidature à la présidence de la République et où il parle de « grande transformation » et de « monde nouveau » à venir.

Hervé Algalarrondo a dans Deux jeunesses françaises (Grasset 2021) d’ailleurs comparé l’itinéraire de ces deux jeunes venant de Picardie mais issus d’un autre milieu social, « montant » à Paris et quittant la province grâce à la scène de théâtre.

Louis s’oppose ouvertement à Emmanuel Macron, affirmant « mon livre s’oppose à qui vous êtes et à ce que vous faites ».

Les décideurs en politique ne savent pas ce que leurs décisions impliquent, ce que cela signifie pour les personnes et ceci est valable pour la France mais aussi pour les Pays-Bas.

Dans l’émission télévisée Buitenhof (NPO2) du 26 septembre 2021 qui accueille Édouard Louis, il est fait un rapprochement entre la situation qu’il décrit, celle des pauvres de Picardie, et celle de l’affaire des allocations familiales dont la révélation a conduit le gouvernement à démissionner en janvier 2021, et dont les victimes vient les mêmes violences sociales. Édouard Louis parle de l’insulte qui est faite aux pauvres parce qu’on parle d’eux ou plutôt sur eux, sans parler d’eux, de leur réalité. C’est une persécution continuelle que cette constante humiliation à toujours devoir donner des preuves … de ce à quoi on a droit, comme l’allocation invalidité de son père victime d’un accident du travail et harcelé pour qu’il retourne au travail.

Aux Pays-Bas l’œuvre d’Édouard Louis est appréciée, tout comme l’était Bourdieu – qui, en 1989, est venu donner plusieurs séminaires à la Maison Descartes auxquels j’ai eu la chance de participer – sociologue critique dont l’influence est sensible chez Louis.

Six de ses ouvrages, publiés au Seuil, sont traduits en néerlandais et publiés aux éditions de Bezige Bij.

En finir avec Eddy Bellegueule (2014) qui a reçu le Prix Pierre Guénin en 2014, contre l’homophobie et pour l’égalité des droits (Weg met Eddy Bellegueule)

– (avec Thomas Ostermeier) Au cœur de la violence (2019) (Histoire de la violence : théâtre), (Geschiedenis van geweld)

Qui a tué mon père (mai 2018), (Ze hebben mijn vader vermoord)

Combats et métamorphoses d’une femme (2021), (Strijd en metamorfose van een vrouw) [pourquoi les pluriels du titre français sont-ils au singulier dans le titre néerlandais?]

Dialogues sur l’art et la politique (2021), (Dialoog over kunst en politiek)

Changer : Méthode (2021), (Veranderen méthode)

Deux ans avant d’être repris au festival Brandhaarden, Qui a tué mon père, court texte de 84 pages, écrit à l’invitation de Stanislas Nordey, metteur en scène, interprétant la parole et le regard d’un fils sur son père, un monologue intime libérant de douloureux souvenirs jusqu’à la mort sociale, au théâtre national de Strasbourg en 2018 puis au théâtre de la Colline à Paris en 2019, a fait l’ouverture du Théâtre International d’Amsterdam (ITA) le 1er juin 2020 avec Hans Kesting. L’adaptation théâtrale en néerlandais de Wie heeft mijn vader vermoord a été faite par Ivo van Hove. Il y sera repris le 20 février 2022, avec grand succès.

Théâtre ? mise en scène de ce que Louis nomme « roman », autobiographie ?

Louis fait de la littérature une technique esthétique littéraire et politique ; appelant « roman » une autobiographie, il produit une construction littéraire qui lui permet de « voler le roman à la fiction », d’avoir un regard plus vrai sur le réel. C’est la recréation littéraire d’un passé douloureux, de l’histoire de la violence sociale, la violence d’une société de classes dans laquelle les personnages sont victimes du déterminisme social. L’autobiographie comme confrontation au monde.

Posted in Littérature, Mars, Théâtre.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *