Enseigner sa langue maternelle à l’étranger et y diriger une institution culturelle, podium pour la langue et la culture française : Entretien avec Eugénie Blaise

La journée internationale des professeurs de français est fêtée annuellement le troisième jeudi de novembre et aux Pays-Bas aussi, le jeudi 21 novembre prochain, c’est : « le jour des profs de français », avec pour thème « toutes championnes, tous champions Porteurs de la flamme francophone » … En cette année 2024, on surfe sur la vague des Jeux Olympiques !

Cette journée est organisée aux Pays-Bas par Levende Talen Frans, l’association néerlandaise des professeurs de français, et soutenue par l’Institut français NL, pour promouvoir la profession d’enseignant de langue française comme langue étrangère aux Pays-Bas, encourager les professeurs et les étudiants futurs professeurs et fêter leur engagement. Un programme varié, ludique et inspirant, d’activités pédagogiques et didactiques est proposé en ligne et à Utrecht en présentiel.

Eugénie Blaise, professeur de français langue étrangère (FLE) et formatrice de formateurs met son expertise au service des (futurs) professeurs, aussi à l’occasion de cette journée. En 2023, elle a organisé un atelier ludique sur la BD numérique destiné aux enseignants de FLE en formation. J’ai cherché à découvrir cette jeune femme, qui après avoir travaillé pendant une année à l’Alliance Française de La Haye, est désormais directrice de l’Alliance Française Utrecht.

  • Vous êtes Française aux Pays-Bas depuis à peine plus de deux ans, mais ce n’est pas votre première expérience d’expatriation.

Eugénie Blaise : « Je suis Parisienne et suis partie travailler à l’étranger, dès la fin de mes études, en Thaïlande, en Lettonie, en Hongrie et me voilà habiter à Rotterdam. »

  • Forte de ces expériences de vie dans des pays où l’on parle des langues bien étrangères au français, comment vous sentez-vous aux Pays-Bas ?

Eugénie : « Après avoir vécu dans ces pays et dans des villes à l’architecture ancienne et impériale (Riga, Budapest), j’ai vécu un choc culturel architectural en arrivant à Rotterdam, ville au dynamisme incroyable, tissu d’art et de design contemporain, riche d’initiatives créatrices en matière muséale et où l’élan créateur est palpable. Il fait bon vivre dans ce pays que je découvre, accompagnée de mon conjoint et de la famille néerlandaise, là où dans les autres pays, je faisais les découvertes en solitaire. Et si le néerlandais que j’apprends n’est pas facile, ma connaissance de l’allemand et de l’anglais bien entendu aident beaucoup à percevoir une affinité, une proximité, même dans la différence, là où le russe et le hongrois sont totalement autres que ma langue maternelle. Parler néerlandais est pour moi un must, je l’ai expérimenté lors de mon travail dans un lycée néerlandais et je le constate chaque jour dans les contacts professionnels, même si mon anglais courant permet bien des échanges »

  • Vous êtes devenue spécialiste de français langue étrangère et de l’apprentissage de votre langue maternelle par des locuteurs d’autres langues après avoir suivi une formation en langue étrangère. Comment expliquez-vous ce passage ?

Eugénie : « Depuis l’enfance, j’ai connu des langues étrangères. L’éducation plurilingue dans des classes européennes est un choix de mes parents, tout comme une éducation musicale ; le conservatoire où j’ai appris à jouer divers instruments mais aussi la danse et le jeu de claquettes, a été en effet ma deuxième maison d’éducation et il m’a aussi permis de gouter à l’enseignement, celui du piano avant celui du français langue étrangère. Dès l’enseignement primaire, j’apprenais l’allemand ; puis, la découverte de l’anglais fut une révélation, j’ai vraiment un amour pour cette langue. J’ai fait ensuite des études universitaires d’anglais. C’est certainement une chance que d’avoir eu des professeurs qui par l’enseignement de la langue étrangère m’ont appris à rencontrer à travers la langue et la littérature, la culture, une histoire, qui m’ont donné envie de découvrir d’autres mondes de pensée et de pratiques, qui m’ont permis de comprendre l’autre, de devenir l’autre dans ma propre langue, d’observer ma propre langue et culture en contraste. Ma curiosité m’a poussée à accepter une mission en Inde lorsque j’avais vingt ans par exemple, puis à aller travailler pendant l’été en Angleterre et à choisir la Thaïlande pour y effectuer mon stage de fin de master et enseigner le FLE.

Angliciste de formation, j’ai tout naturellement opté pour une spécialisation en FLE dont la découverte m’a beaucoup plu et je suis très vite partie à l’étranger mettre en pratique cette formation et occuper des postes divers. »

  • Vous avez enseigné le FLE dans divers contextes – géographique, – pédagogique, – générationnel … est-ce le fruit de choix particuliers ? d’opportunités ? Quelles compétences (inter)culturelles en avez-vous retiré ?

Eugénie : « Comme j’aimais découvrir d’autres langues et cultures, j’ai enseigné en Thaïlande, en Lettonie et en Hongrie et dans ces derniers pays j’ai assuré des missions de coordination et de gestions de projets ; depuis que je suis aux Pays-Bas, j’ai eu à Rotterdam, l’expérience de l’enseignement dans un lycée néerlandais puis à l’Alliance Française avant de m’investir pleinement avec l’Alliance Française à La Haye, dans les activités en français pour les enfants après l’école et dans des cours de français, toujours pour les enfants de langue maternelle française ou non. J’ai donc une palette assez large d’expérience qui me donne une expertise de terrain, une conscience des enjeux dans les situations d’apprentissage linguistique et de coopération culturelle, un savoir-faire acquis dans les différents contextes. Mais cela ne suffit pas, il faut aussi que ces compétences acquises sur le terrain soient confirmées par des certifications universitaires pour jouir d’une reconnaissance méritée. C’est pourquoi j’ai fait un deuxième master de recherche au Centre de linguistique appliquée de l’université de Franche-Comté. »

  • Ainsi, vous êtes non seulement professeur de français langue étrangère mais grâce à l’expertise acquise à Besançon, vous êtes devenue aussi formatrice de formateurs. Vous mettez votre expertise pédagogique et vos talents de créatrice au service des enseignants de langues. Vous leur proposez de jouer avec la langue … vue comme un art !

Eugénie : « Oui, déjà lorsque j’étais en poste à Budapest, je créais des ressources pour la plateforme de IFprofs ; et dans le cadre des activités soutenues par l’IFNL j’ai élaboré des dossiers pédagogiques sur des expositions muséales ayant une thématique en relation avec (l’histoire) de France ; le dossier le plus récent concerne l’exposition Liberté ! Ary Scheffer et le romantisme français au musée de Dordrecht où est exposée une toile de Rosa Bonheur.

À la suite du travail dans le cadre d’une journée d’étude sur les dictionnaires (Bibliothèque universitaire Utrecht, 21 septembre 2023, Institut Français NL) où j’ai créé et animé une formation professionnelle sur l’utilisation du dictionnaire en classe de FLE, j’ai publié un dossier pédagogique (voir) destiné aux enseignants de FLE aux Pays-Bas. J’y propose des stratégies pour utiliser un dictionnaire et enseigner le lexique en classe de FLE, comme celle de jouer avec les mots, de réaliser un calligramme à l’inspiration de Guillaume Apollinaire. D’autres dossiers pédagogiques de ma main portent sur l’utilisation de la presse et de la BD (voir les dossiers pédagogiques de l’IFNL). »

  • Votre passage à l’Alliance Française de La Haye n’est pas passé inaperçu. Quelle y a été votre tâche ? Qu’y avez-vous appris ?

Eugénie : « J’avais pour mission l’enseignement du français aux enfants de 4 à 12 ans et la coordination des activités extra-scolaires pour les enfants scolarisés en primaire à l’école française Vincent van Gogh de La Haye. Ayant de très nombreux enfants en situation d’apprentissage du français précoce, j’ai pu mener une recherche à partir de l’observation, de l’analyse et de l’effet des méthodes, et proposer en dialogue avec des collègues néerlandais une réflexion sur les moyens de professionnaliser les enseignants néerlandais à l’enseignement du français précoce. »

  • Aujourd’hui, nommée Directrice de l’Alliance Française Utrecht, quels défis vous attendent ? Que souhaitez-vous faire dans cette petite Alliance qui, il y a plusieurs décennies, comptait beaucoup de membres et était très active, profitant des ressources d’un Département d’études françaises à l’université toute proche ?

Eugénie : « Je souhaite mettre en œuvre ce que j’ai appris pendant mes études, dans les deux masters de FLE et d’ingénierie de formation et d’organisation culturelle d’une part, et dans l’exercice de mes fonctions d’autre part. Eh oui, c’est un vrai défi que d’avoir saisi une opportunité pour dépasser le statut de professeur de français, que je suis mais pas seulement, et prendre la responsabilité d’un institut culturel. Diriger l’Alliance Française Utrecht c’est gérer tout ce qui n’est pas centre de cours, que coordonne Charlotte Roger ; avec la gestion des ressources humaines, personnel et bénévoles, et celle du budget, je m’occupe de la programmation culturelle et de la mise en place de partenariats pour développer des projets culturels autour de la langue et culture françaises, pour des apprenants de français mais aussi pour des francophones désireux de partager la richesse de celles-ci, eux qui composent notre public varié.

Nous sommes une petite équipe très dynamique et très soudée et nous avons le désir de faire à nouveau grandir cette Alliance Française à Utrecht et de l’inscrire au cœur des activités culturelles de la ville d’Utrecht ; nous voulons donner aux événements que l’Alliance Française programme, la visibilité qu’ils méritent sur la ville et cherchons à répondre aux diverses demandes, suscitant de l’intérêt et de la curiosité pour les activités culturelles. »

  • Aux Pays-Bas les enseignants des départements universitaires de langues germaniques et de langue française mènent un même combat pour la promotion du plurilinguisme et d’une éducation multilingue – qui a fait la grandeur de l’enseignement secondaire néerlandais, depuis la Loi Thorbecke de 1863 qui a créé l’enseignement secondaire moderne avec trois langues obligatoires – allemand, anglais, français –, une tradition néerlandaise ancienne aujourd’hui délaissée. Quel est votre regard sur l’importance de l’éducation au plurilinguisme et de la pratique du français, langue du plurilinguisme ?

Eugénie : « Si les Pays-Bas ont une tradition d’éducation au plurilinguisme, on constate aujourd’hui dans la société néerlandaise un multilinguisme qui n’est pas dû à l’éducation scolaire en langues mais qui est le résultat de la prédominance de l’anglais dans la formation scolaire d’un côté et du caractère international du monde du travail néerlandais de l’autre. Il s’agit à la fois d’un appauvrissement pour les individus et d’une grande richesse pour la société. Notre action, avec l’Alliance Française, est de redonner au français, langue d’une éducation plurilingue, une place aux Pays-Bas. C’est aussi le sens de mon engagement pour l’enseignement du français précoce aux Pays-Bas. »

Vous rayonnez lorsque vous parlez de ce que vous faites et je vous ai entendue mentionner la joie, tant dans ce que vous avez fait à l’Alliance Française de La Haye, avec les enfants, que dans ce que vous décrivez du quotidien qui est désormais le vôtre à Utrecht. Je vous souhaite plaisir et succès dans cette institution originale, entreprise néerlandaise soutenue par la France, dont la mission est de promouvoir et diffuser la langue et culture française. Vous vous êtes donnée les outils pour la gérer et avez les compétences humaines et de spécialité pour réussir !

N.B. L’Alliance Française Utrecht est une fondation de droit néerlandais (Stichting) fondée en 1894, soit onze ans après la création de l’Alliance française à Paris en 1883. Elle fait partie du réseau des Alliances Françaises aux Pays-Bas, créé en 1888 et qui aujourd’hui compte 31 Alliances (sur les plus de 800 réparties dans le monde entier).

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