Entretien avec Karène Sanchez-Summerer
Passionnée de Jérusalem, cosmopolite au sens du XIXe siècle et plurilingue, avec pour langue de cœur le français, Karène Sanchez-Summerer, historienne, Française, est Professeur, titulaire de la Chaire d’études du Moyen-Orient, à l’université de Groningue, dans le Nord des Pays-Bas. Elle voyage 2h20 en train pour y arriver chaque semaine depuis Leiden où elle habite avec son époux Autrichien et ses deux filles, élèves à l’école européenne de La Haye. Quel engagement scientifique, social, géographique et culturel !
Lors d’un long entretien dans un excellent restaurant libanais de La Haye, Karène répond à mes questions sur son parcours, ses fonctions, l’impact de son expertise d’historienne sur la connaissance du monde présent.
Karène qui a quitté Jérusalem où elle enseignait tout en écrivant un de ses doctorats, pour venir aux Pays-Bas y retrouver son époux, ne pensait pas y rester ; elle y a pourtant développé un amour du plat pays.
Heureuse, après avoir travaillé pendant quinze ans à Leiden et Utrecht, de découvrir à Groningue, une université internationale où l’accueil est chaleureux, ouvert et bienveillant, la qualité professionnelle avérée et dans un environnement interdisciplinaire, elle me parle de sa joie d’avoir su, avec un travail acharné, saisir les opportunités qui se sont présentées et qui l’ont menée à ce poste de responsabilités.
Ses deux thèses de doctorat (l’une soutenue à Paris et l’autre à Leiden), ses très nombreuses publications témoignent de la qualité de ses travaux de recherche.
Elle co-dirige en outre une collection chez Amsterdam University Press, Languages and Culture in History.
Votre parcours
- Votre parcours professionnel mais aussi votre éducation a fait de vous une Française de l’étranger. En quoi cela a-t-il formé votre regard sur la vie ? participé à construire votre expertise professionnelle ? déterminé vos choix ?
Karène : « Française de l’étranger, oui, je me sens d’origine française et ce qui me rattache à ma nationalité c’est la langue, l’amour de la littérature et du cinéma français, c’est la pensée cartésienne profondément ancrée dans ma façon d’enseigner, dans ma façon de regarder le monde et en particulier la question palestinienne qui est au cœur de mon champ de recherche. Historienne du Moyen-Orient moderne, j’étudie l’histoire des relations culturelles et sociales des communautés arabes, juives et chrétiennes dans la Palestine ottomane et mandataire de la première moitié du XXe siècle.
Mais je suis surtout une citoyenne du monde, de langue et de culture françaises. Ma langue de cœur est le français ; elle est aussi ma langue de référence intellectuelle aux côtés de l’anglais pour tout ce qui concerne les publications académiques. »
- Vous êtes partiellement Catalane d’origine, avez choisi un époux de langue allemande et vivez aux Pays-Bas, votre monde est plurilingue – vous parlez sept langues –, et pluriculturel. C’est à la fois un héritage éducatif et une construction.
Karène : « Oui, j’ai été très tôt exposée aux langues. Mon grand-père parlait catalan, ma grand-mère, occitan. Avec mes parents nous avons vécu dans divers pays autour de la Méditerranée et en particulier à Jérusalem. La passion pour cette ville et ses habitants remonte donc à mon enfance. »
La sensibilité au multilinguisme est décisive pour Karène qui apprendra l’arabe et l’hébreu, choisit des études d’histoire et une spécialisation sur le Moyen-Orient ; elle est constamment interpellée pour comprendre les croisements et les dynamiques culturels, en particulier dans les populations musulmanes et juives qu’elle rencontre au quotidien, en Catalogne puis au Moyen-Orient.
Les Pays-Bas, Groningue et le Moyen-Orient ?
- Une chaire d’études du Moyen-Orient aux Pays-Bas, à Groningue, occupée par une Française. N’y a-t-il pas de quoi s’étonner ?
Karène : « Il y a une longue tradition de relations entre les Néerlandais et le Moyen-Orient, provenant du contexte colonial et missionnaire, et il y a donc une longue tradition d’études orientales aux Pays-Bas. Les langues sémitiques, hébreu, arabe, syriaque, sont enseignées à Leiden, université fondée en 1575 et dont la riche bibliothèque possède manuscrits et livres en langues orientales laissés entre autres par Josephus Justus Scaliger (1540-1609), émigré français qui fit venir à Leiden des lettrés de toute l’Europe, puis à Groningue, université fondée en 1614.
Cet enseignement a d’abord été lié aux sciences religieuses, à la théologie, mais depuis cent ans les langues sémitiques sont enseignées à la faculté de Sciences Humaines de l’université de Groningue. Groningue, université proche du système académique allemand à l’époque, s’est en effet profilée dès les années 80 du XIXe siècle, vers la modernité, en créant les premières chaires de langues et littératures modernes (1881 pour la Chaire d’allemand, 1884, pour la Chaire de langue et littérature françaises et philologie romane, en 1886 pour la Chaire de langue et littérature anglaise).
Deux événements phares pour marquer un centenaire concernant ces relations seront commémorés les prochaines années.
Ce qui est considéré par les historiens de la Palestine comme le premier assassinat politique à Jérusalem a touché un Néerlandais. Le 29 juin 1924, en effet, un juif orthodoxe, installé à Jérusalem depuis 1919 comme correspondant du Algemeen Handelsblad, journal pour lequel il écrivait une chronique hebdomadaire, décrivant la haine montante entre juifs et arabes en Palestine, le poète et juriste Jacob Israël de Haan (1881-1924), est assassiné pour son point de vue qui contrastait avec l’idéologie officielle sioniste, soulignant le fait que si « le peuple juif était sans terre, la Palestine, elle, n’était pas une terre inexploitée et sans habitant « . Une exposition aura lieu, l’an prochain, à la Synagogue de Groningue sur le thème A Dutch Jewish Lawrence of Arabia ?
Le centenaire du département de langues et cultures sémitiques est lié à la nomination à l’université de Groningue, du Professeur Johan de Groot (1886-1942) qui occupe de 1928 à 1936 la Chaire de langue et archéologie hébraïques, langues arabe et assyro-babylonienne ; de Groot remplace F.M.T. de Liagre Böhl (1882-1976), professeur d’hébreu à Groningue de 1913 à 1927, puis à l’université de Leiden de 1927 à 1952 où il occupe la chaire de Langue et Littérature babylonienne et assyrienne.
En 1927 Snouck Hurgronje, depuis 20 ans professeur d’arabe (et de culture islamique) à l’université de Leiden, reçoit pour son départ à la retraite à 70 ans, une somme de 25.000 florins qu’il utilise pour créer l’Institut Oriental (Stichting Oostersch Instituut) pour l’étude de l’Islam et de l’Orient sémitique et indonésien et pour encourager la collaboration entre les organisations qui travaillent dans ce domaine (ZemZem, Tijdschrift over het Midden-Oosten, Noord-Afrika en islam 15 december 2010). »
Une Française titulaire de la Chaire d’études orientales ?
- Ayant vécu et travaillé plusieurs années à Jérusalem, vous avez accumulé un savoir et développé un savoir-faire de chercheur scientifique. Vous avez rencontré des gens, analysé les tensions, vous vous êtes battue pour obtenir des fonds pour préserver et réaliser le sauvetage des archives que vous aviez découvertes. Vous avez vu l’intérêt de la photographie pour comprendre la vie et étayer le récit historique.
Karène : « Oui j’ai une fine connaissance du terrain, des dynamiques spatiales et interculturelles, des communautés et de leur histoire, des archives mais aussi des langues parlées au Moyen-Orient, l’arabe et l’hébreu. J’ai une grande facilité à m’adapter à un contexte culturel, à changer de référent linguistique et culturel.
Ce qu’il m’intéresse de comprendre, ce sont les croisements, les interfaces, les différences de perception et les effets des tensions. Grâce à une sensibilité aux trajectoires humaines des gens, dans la discrétion et l’ouverture, le respect pour la diversité et aussi grâce à ma connaissance des langues modernes et anciennes, j’ai acquis une connaissance du Moyen-Orient et des dynamiques implicites qui animent les réalités complexes et que l’on simplifie malheureusement bien trop souvent.
Mon travail sur le terrain, sans appartenance ethnique ou confessionnelle de ma part, regardant à distance et avec beaucoup d’empathie, m’a donné de faire des rencontres fondamentales. J’ai su écouter, j’ai fait confiance, je me suis toujours concentrée sur mon parcours scientifique et ai su saisir les opportunités, sans peur et avec détermination. Mais il est vrai que cela a demandé beaucoup de travail et de patience ! »
L’impact de votre engagement scientifique
Vous avez obtenu de nombreuses distinctions et subventions, vous publiez beaucoup d’ouvrages, monographies ou recueils fédérant des travaux individuels pour des recherches collectives, vous enseignez à des étudiants de différents niveaux, vous dirigez les travaux de chercheurs… votre expertise a un large impact.
- Votre regard historique et votre connaissance des sociétés et de l’histoire des relations internationales sont-ils utiles pour comprendre notre présent ?
Karène : « Je regarde mon travail avec une forme d’humour. Je me sens reconnue et appréciée à Groningue et peux mener recherche et enseignement avec confiance. »
Rendre visibles les mécanismes à l’œuvre dans la fabrication de l’histoire, dans une aire aussi sensible que le Moyen-Orient, c’est montrer, pour le présent, combien il est dangereux politiquement et dommageable pour les populations, de simplifier les réalités complexes, culturelles, sociales, religieuses.
« Je souhaite tout mettre en œuvre pour que les étudiants que j’ai la chance de former développent un esprit critique, une ouverture d’esprit pour comprendre la complexité de l’interculturalité dans la tolérance et la richesse de la coopération ».
Passionnant entretien !