Entretien avec Michèle Kremers
L’enseignement des langues aux Pays-Bas est sous pression, tant à l’école secondaire qu’à l’université, au moment justement où vous prenez votre retraite d’enseignante, et ce, bien après l’âge de départ à la retraite que revendiquent les syndicats en France, puisque vous quittez l’enseignement universitaire à 67 ans.
Française aux Pays-Bas, vous êtes angliciste et vous avez été pionnière, en enseignant la langue et culture française au University College Utrecht (UCU) depuis la création de cette institution en 1998 au sein de l’université d’Utrecht.
- Était-ce, pour vous, évident de vous engager sur cette voie qui était, il y a un peu plus d’un quart de siècle, nouvelle pour les Pays-Bas et bien étrangère à la tradition française, avec son enseignement en anglais et son programme sélectif de formation large et interdisciplinaire ?
Michèle Kremers : « Oui, il y a en effet une continuité entre ma formation et ma vie professionnelle d’enseignante universitaire, dans le monde anglo-saxon d’abord puis aux Pays-Bas.
Je suis angliciste de formation avec une maitrise de langue et littérature anglaise obtenue en Sorbonne à Paris IV puis j’ai fait des études à Cambridge et Oxford et ensuite je suis partie aux États-Unis où je me suis spécialisée en littérature du XVIIIe siècle, obtenant un MA en littérature française puis un PhD en littérature comparée à l’université de Maryland (State of Maryland, USA).
Arrivée aux Pays-Bas, j’ai enseigné au Département de Langue et Culture françaises de l’université d’Utrecht puis lorsque UCU (University College Utrecht) a été créé, j’ai choisi d’être la professeure détachée du Département pour enseigner dans cette nouvelle institution au sein de l’université d’Utrecht (UU).
UCU est un collège d’excellence qui propose un enseignement en anglais à des étudiants au tiers néerlandais et deux-tiers internationaux ; ils sont aujourd’hui 750 de 70 nationalités différentes qui obtiendront, sur le modèle américain, un Bachelor of Arts and Sciences après trois années d’études. Sa création répondait à un idéal d’interdisciplinarité et d’internationalisation auquel s’ajoutait l’intérêt pour l’interculturel, thématique de recherche alors émergente dans l’enseignement universitaire néerlandais.
Chaque étudiant de UCU suit un programme qui lui est propre et choisi parmi plus de deux cents cours en Sciences Humaines, Sciences ou Sciences Sociales, avec un éventail de quatre matières en première année, trois en deuxième et au moins deux pour le Bachelor en troisième année. Ces curricula interdisciplinaires ont attiré ma curiosité et j’ai eu beaucoup de plaisir à enseigner dans cette approche holistique.
À ces étudiants de grand talent et venant de partout dans le monde j’ai enseigné pendant plus de vingt ans la langue et culture française en mode bilingue, comme c’était le cas à Cambridge et à Oxford où je préparais les étudiants à leur épreuve de culture générale en français, et plus tard à l’université de Georgetown à Washington DC où j’ai enseigné quatre années. »
- Et parallèlement, vous avez continué à enseigner la littérature française au Département de Langue et Culture françaises de l’Université d’Utrecht.
Vous avez formé des générations d’étudiants à la découverte du monde francophone … Une belle carrière universitaire n’est-ce pas ?
Michèle : « Curiosité, désir de transmettre et besoin de partage ont été le moteur tant de ma formation que de mon activité professionnelle, de mon engagement d’enseignante.
Par la lecture et l’analyse d’œuvres littéraires, je propose à mes étudiants d’ouvrir une fenêtre sur le monde, en particulier à travers des textes du XVIIIe siècle, siècle irrévérencieux par excellence qui remet en cause les croyances, les dogmes, tout ce que l’on croyait acquis. C’est le siècle des Lumières qui, avec Kant, demande à chacun d’avoir le courage de développer un esprit critique en ‘osant penser’ par soi-même. Ils découvrent ainsi ‘le plaisir du texte’, pour reprendre l’expression de Roland Barthes, mais aussi l’incroyable actualité de ces textes du XVIIIe siècle dont les thèmes sont toujours pertinents aujourd’hui dans notre monde où la désinformation et la manipulation de l’information caractérisent une partie de la communication publique. »
- Vos étudiants vous admirent et vous adorent… Pourquoi ? Que leur avez-vous appris ?
Michèle : « Dans l’enseignement il y a l’envie et le plaisir de transmettre des connaissances mais aussi le souci d’aider à développer des compétences chez l’étudiant, de l’aider à trouver sa méthode de travail optimale. Avec bienveillance et une attitude positive, motiver les étudiants, être à leur écoute permet d’avoir une interaction de qualité qui apporte une curiosité rafraichissante et de nouvelles perspectives, un regard neuf. C’est un partage mutuel, le plus souvent un échange très gratifiant.
La lecture approfondie d’un texte littéraire et son analyse stylistique prépare à l’interprétation critique ; elle révèle comment, grâce à des ruses et tactiques d’écriture, l’auteur séduit et manipule son lecteur afin de le convaincre. Il me semble très important que l’étudiant sache identifier ces stratégies narratives pour mieux affronter le monde des réseaux sociaux d’aujourd’hui qui véhicule sans cesse des informations écrites, audio ou vidéo mensongères (fake news et deep fakes).
De même, lorsque je présente les recherches en interculturel, les étudiants découvrent la réalité de catégories d’analyse, même si celles-ci n’échappent pas au risque de simplisme. Dans l’approche comparative des traditions nationales entre France, Pays-Bas et États-Unis, comme le montre Philippe d’Iribarne dans une étude déjà ancienne mais qui n’a rien perdu de son intérêt (La logique de l’honneur, Seuil 1989), apparaissent les oppositions entre une culture de contexte fort pour la France ou faible pour les Pays-Bas. Cela permet aux étudiants de suspendre leur jugement en situant le mode d’expression relationnelle qu’ils rencontrent au quotidien : explicite et direct aux Pays-Bas où le sens passe exclusivement par les mots, il déstabilise les natifs de pays méditerranéens et asiatiques où la communication est plus implicite et indirecte puisqu’elle repose fortement sur le contexte sous-jacent, les gestes et les non-dits.
Des fenêtres s’ouvrent aussi lorsqu’ils comprennent que la gestion du temps est fort variable selon le pays, avec une culture monochronique aux Pays-Bas où le temps doit être géré et utilisé efficacement et strictement, les horaires, comme l’heure d’un rendez-vous, respectés, face à une culture polychronique comme celle de la France où le temps est vécu de façon plus élastique ou souple ; là, la pensée s’y exprime de façon linéaire, sans interruption d’autrui quand ici on exprime une pensée circulaire qui autorise digression et discussion.
Et lorsque je vois chez l’étudiant l’étincelle qui révèle sa découverte, sa compréhension, c’est pour moi un des moments les plus beaux. En apprenant à observer puis à exercer son esprit critique, à partir de l’analyse linguistique et culturelle, il découvre comment interpréter son quotidien et comment communiquer de façon plus efficace et tolérante en tenant compte du filtre culturel. Il est donc essentiel de donner à la formation en langue et culture la place qu’elle mérite. »
- Avec l’annonce de la suppression des formations universitaires en langue et culture (allemande, arabe, celte, française, italienne à l’université d’Utrecht), comment voyez-vous l’avenir, étant donnée l’importance d’une éducation plurilingue et pluriculturelle en général et de l’ouverture au monde par l’apprentissage des langues ?
Michèle : « La situation est en effet catastrophique pour les départements de langue menacés de fermeture mais il faudra inventer de nouvelles façons de permettre aux étudiants d’élargir leur capital linguistique et culturel, en intégrant un enseignement de langue et culture dans les formations en sciences, sciences humaines et sciences sociales.
Mais par ailleurs la question reste de savoir comment ne pas perdre l’expertise qui se trouve dans les universités néerlandaises et comment maintenir la recherche au niveau qu’elle a aujourd’hui de réputation internationale à l’université d’Utrecht par exemple. L’exemple du UCU pour les autres départements de l’université est certainement inspirant.
L’importance d’une éducation plurilingue et pluriculturelle est évidente car sinon comment comprendre son identité si l’on ne réfléchit pas à la différence. L’expérience acquise dans mon enseignement auprès de ces étudiants internationaux mais aussi dans ma vie familiale en trois langues de communication, me fait dire qu’il y a des défis à affronter et d’abord à reconnaitre, à inventorier. Si cette éducation apporte une richesse personnelle, sociale et internationale, tant nécessaire pour penser et faire advenir la paix, la question de l’identité et celle du rapport aux autres se pose souvent. En utilisant l’une ou l’autre langue de son capital plurilingue, on ne se comporte pas de la même façon. L’identité – je suis ici Amin Maalouf pour dire que l’on n’a qu’une identité, la sienne – est intrinsèquement liée à la langue et en particulier à la langue de l’enfance, dans laquelle le cœur bat. Elle est donc souple et complexe et intègre plusieurs appartenances linguistiques, Maalouf prônant un plurilinguisme avec une langue maternelle, une ‘langue personnelle adoptive’ et une langue de communication internationale. Pour lui, ‘chaque langue est le produit d’une expérience historique unique, chacune est porteuse d’une mémoire, d’un patrimoine littéraire, d’une habileté spécifique, et constitue le fondement légitime d’une identité culturelle’ (Rapport de l’Observatoire du plurilinguisme, 2008, p.8). Alors oui, il faut se rendre compte des défis pour ces étudiants plurilingues, pour ces familles qui utilisent plusieurs langues de communication, langue(s) de cœur, familiale(s), langue de travail, langue sociale de communication avec l’extérieur. Chaque langue définit en effet notre rapport au monde car elle renvoie à un univers sémantique particulier et reflète implicitement un système de valeurs. Son utilisation peut par conséquent exclure l’un ou l’autre des interlocuteurs quand le patrimoine culturel de la langue n’est pas commun ou partagé.
J’ai eu, pendant plusieurs années, à la suite de ma collègue Emmanuelle Le Pichon qui a quitté Utrecht pour Toronto, la chance de diriger, organiser et développer le programme de LA (Language Assistants) pour l’université d’Utrecht, qui consiste à utiliser les compétences des étudiants internationaux au profit de nos étudiants en langue et culture. Sur le mode du bénévolat et selon les modalités qu’ils choisissent ensemble, les locuteurs de langue maternelle aident ainsi les locuteurs/apprenants de langue étrangère. Le résultat de ce programme est extrêmement positif car il permet aux uns et aux autres, une meilleure intégration dans l’université, aux étudiants de langue étrangère d’avoir un feed-back sur leur travail et compétence en langue étrangère et aux étudiants étrangers de prendre conscience de la richesse de leurs compétences linguistiques et culturelles. C’est pour tous ces étudiants un engagement mutuel qu’ils prennent très au sérieux.
- Française aux Pays-Bas, vous êtes heureuse de vivre aux Pays-Bas, semble-t-il
Michèle : « Je me sens extraordinairement privilégiée d’avoir travaillé pendant si longtemps dans des conditions aussi favorables. Joie de me sentir utile et de jouir des moments gratifiants que sont l’éveil du sens critique chez mes étudiants et la découverte progressive de soi et de leur identité à travers une autre langue et culture. Plaisir de dialoguer avec un public jeune qui m’offre une meilleure compréhension des opportunités et défis qu’ils rencontrent dans le monde d’aujourd’hui. J’ai vraiment eu beaucoup de chance et j’espère pouvoir trouver un domaine d’activité où je peux continuer à me rendre utile pendant les années à venir. »
Merci Michèle pour ce témoignage passionnant et inspirant pour nous toutes et tous, Français aux Pays-Bas, riches de notre patrimoine plurilingue et pluriculturel. Je vous souhaite une belle retraite active et le plaisir de partager votre expérience dans le cadre d’activités bénévoles entre autre au bénéfice de la communauté française aux Pays-Bas.