Un ingénieur français fait sortir de l’oubli un architecte néerlandais du début du XXe siècle

Un beau livre vient de paraître aux Éditions ORYZHOM (La Haye) en deux versions, française et néerlandaise : « Vérité, simplicité et force » / « Waarheid, eenvoud en kracht », caractérisant la vie et l’œuvre de Hendrik Jacob Dammerman Jr. 1873-1922, architecte à La Haye et Scheveningen au début du XXe siècle.

L’auteur de ce livre de 320 pages, richement illustré de 450 figures (photos, plans, dessins, autres documents), Yann Martineau, est un ingénieur polytechnicien, docteur en écologie et urbaniste français, installé aux Pays-Bas depuis dix ans.

Cette publication est le fruit d’un long travail.

Comment est né cet ouvrage ?

« J’ai mené une recherche de deux ans et demi et ai l’impression d’avoir rencontré un ami ! » témoigne Yann Martineau avec qui j’ai eu un long entretien passionnant. Ingénieur urbaniste, spécialiste des flux de mobilité et de transports, ayant travaillé des années sur les questions d’aménagement du territoire et de reconstruction en Haïti, « je n’avais pas le projet d’écrire un livre ! » reconnaît-il.

C’est cinq ans après l’achat de leur maison sur la belle avenue  Prins Mauritslaan à La Haye, maison que les deux ingénieurs restaurent avec minutie en faisant réapparaitre les volumes, surfaces et détails originaux, que Yann veut en savoir plus sur l’architecte qui l’a dessinée et dont il a découvert le nom peu connu de Dammerman Jr. sur les plans conservés aux archives.

L’histoire a oublié le nom de Dammerman mais retenu celui de Berlage, grand architecte de cette époque avec qui Dammerman entre autres a travaillé sur le chantier de la Nouvelle Bourse d’Amsterdam et à qui il rend hommage à l’occasion des 60 ans du maitre en 1916, lui reconnaissant avoir apporté « vérité, simplicité et force », guidant l’architecture néerlandaise dans son développement ultérieur (d’où le titre de l’ouvrage).

L’histoire a retenu l’architecte qui a introduit la modernité et s’inscrivait alors en rupture ; elle a oublié jusqu’à présent ceux qui comme Dammerman ont construit l’air du temps.

Une photo de la maison en construction a aiguisé son intérêt et déclenché l’entreprise de recherche à partir de questions simples pour inventorier tous les projets sur lesquels Dammerman était intervenu.

Les archives de la KB – Nationale Bibliotheek étant accessibles en ligne, une première lecture de 400 articles mentionnant le nom de Dammerman fournit à l’auteur une liste préliminaire de 23 adresses, incomplètes, sur lesquelles l’architecte a potentiellement construit. À partir de là, l’ingénieur restaurateur de sa maison se transforme en enquêteur, faisant des hypothèses, collectant toutes sortes de données en lien avec Dammerman jusqu’à établir le catalogue raisonné des projets et réalisations de cet architecte, de 1895 à 1922, villas monumentales, maisons de maitres, logements ouvriers, magasins, écurie-modèle, terrains de sports et club-house, grand hôtel, usine de cacao et de chocolat Rademaker, siège social de Siemens, agrandissement et restauration du Catshuis, devenue résidence officielle du Premier ministre depuis 1963.

Parlons de la carrière de cet architecte :

Yann : « Dammerman est un bon architecte qui vit très bien de ses activités et des commandes de ses clients privés. Celles-ci ont un impact réel sur la ville et la structure urbaine. Pourtant, on ne retient toujours que le nom des architectes qui ont construit pour la commande publique. »

Dammerman est devenu architecte – il s’est établi comme architecte indépendant en 1900 à La Haye – après une formation d’artisan, à Arnhem, en Gueldre, loin de la capitale ; on dirait aujourd’hui qu’il a suivi des études en apprentissage, alliant savoir et savoir-faire, se formant sur le terrain, suivant probablement  des cours du soir en complément.

Il habite et travaille ensuite à Amsterdam et Nimègue. Il acquiert progressivement une compétence complexe, qui finit par englober toute la chaine de construction : architecte, il dessine la maison (l’ensemble de maisons) mais c’est aussi lui qui fait le montage des opérations, la recherche des terrains comme des clients, lui qui instruit les procédures et qui ira jusqu’à mettre en place le montage financier de certaines opérations (il participe à la fondation en 1915 de la Société Générale de Banque et de Commerce – Algemeene Bank en Handel-Maatschappij) ; il gère finalement le chantier en s’assurant que les entrepreneurs construisent bien ce qu’il a dessiné.

Sa responsabilité est de « construire », bien et beau !

Le livre répertorie 86 projets de Dammerman, présentés chacun avec une notice explicative et des illustrations ; ils se trouvent  à Amsterdam (Bourse de Berlage), Arnhem (Écurie-modèle), La Haye (78 projets, pas tous réalisés), Den Helder (27 maisons ouvrières classées), Leeuwarden (Librairie), Noordwijk (Club-house Casino), Nimègue (chantier du lycée municipal), Wageningen (deux double villas classées).

Dammerman ne se contente pas de dessiner les projets, il en suit la réalisation et, lui qui n’est pas né bourgeois et a acquis la reconnaissance professionnelle et sociale en devenant architecte indépendant, il se préoccupe du sort des ouvriers et de leur sécurité sur le chantier ; il s’en sent responsable, comme le montrent les courriers échangés avec la direction de Siemens à l’occasion de la construction du premier siège social de la Société à La Haye en 1920-1922. Pour l’exécution de ce projet qui lui rapporte beaucoup d’argent, Dammerman obtient du commanditaire allemand que le chef de chantier allemand soit accompagné d’un Néerlandais pour donner les ordres aux ouvriers et assurer leur sécurité.

Avait-il une vision sociale de son travail de créateur ?

Yann : « Oui, Dammerman qui n’a pas besoin de faire la promotion de son travail pour trouver des clients et qui croule sous les projets en 1905, se soucie, en parallèle, de la question du logement ouvrier. Dans le cadre de la Woningwet  de 1901 (à l’initiative du ministre Goeman Borgesius, la loi porte sur la construction de logements sociaux, fixe des conditions d’occupation, de confort et d’hygiène et permet aux municipalités d’accorder des financements d’État), Dammerman dessine en 1905 un projet de quartier ouvrier avec 640 logements pour La Haye, mais le projet n’aboutit pas. Dammerman le reprend en 1908 et il participe sous la devise Hygiène à un concours de la Société de Promotion de l’Architecture (De Maatschappij tot bevoordering der bouwkunst fondée en 1842). Il y reçoit le 2e prix  ainsi qu’une médaille de bronze et 100 florins (p. 175).

Ce n’est qu’en 1912 que Dammerman parviendra à construire effectivement 27 logements ouvriers à Den Helder. Le vaste projet social qui était le sien est finalement réduit à peau de chagrin !

Retrouver l’historique de tous ces projets « donne chair et relief au personnage » dans le contexte social du premier quart du XXe siècle, époque où la ville accueille en quantité des gens à la recherche de travail que les chantiers et les usines leur proposent et où de riches citadins font construire de belles villas.

Comment étiez-vous armé pour faire une telle recherche ?

Quel bagage culturel, quelle expertise professionnelle, quelle expérience vous ont permis de réaliser cette œuvre ?

Yann explique que c’est tout d’abord la grande rigueur apprise dans sa formation d’ingénieur et les compétences de chercheur qui lui ont été très utiles : la capacité à inventorier, à poser les bonnes questions et à systématiser la collecte puis l’analyse des sources.

Son expérience de travail en Haïti lui a donné les clés pour exploiter les archives du cadastre ; il y a découvert l’intérêt des généalogies foncières pour comprendre les opérations immobilières.

Les archives municipales de la période 1870-1920 sont suffisamment anciennes pour être accessibles au chercheur, ce qui a rendu l’enquête possible.

Un goût pour l’histoire facilite le rigoureux travail de collecte puis d’analyse des documents très divers récoltés et une histoire se crée, celle des tentatives comme celle des résultats.

Yann : « En étudiant les journaux de l’époque, on est plongé dans le présent du passé, dans ce que vivent les gens au jour le jour entre 1900 et 1920 ». C’est passionnant.

Vous disiez avoir rencontré un ami, qu’est-ce à dire ?

Oui, comme toujours, l’objet ou sujet de recherche est en relation avec celui qui l’a choisi et mène la recherche.

L’auteur reconnaît s‘identifier à Dammerman pour plusieurs raisons.

Yann : « il est comme moi, un entrepreneur qui travaille sur des projets dont certains n’auront pas de suite, n’aboutiront pas alors qu’ils ont demandé un grand investissement personnel, de travail, de savoir-faire, de finances, finalement vain.»

« Je partage avec lui un sentiment d’injustice pour avoir proposé et défendu des projets ambitieux qui ne seront pas reconnus, quand d’autres plus faciles et moins intéressants aboutissent, sans, eux, générer de grande satisfaction.

En outre, Dammermann est mort relativement jeune, à 49 ans et on a oublié son nom, on a parfois même retenu injustement seulement le nom d’un autre plus connu, à son détriment. De 1910 à 1913, c’est avec l’architecte Johannes Mutters Jr. que Dammerman établit et réalise le projet de reconstruction de l’Hôtel Café Restaurant Central, de dimension exceptionnelle (Lange Poten, La Haye, aujourd’hui Nieuwspoort, depuis 1992 intégré au complexe du parlement) ;  Or, on ne retient souvent que le nom de Mutters Jr. qui avait publié un portfolio de son vivant et qui a fait récemment l’objet d’un livre dans la collection BONAS.

Dammerman pourtant, « semble avoir joué un rôle prépondérant dans le projet, notamment sur les aspects techniques. Il continuera d’ailleurs à intervenir après la construction, seul, sans Mutters, pour diverses modifications et additions ultérieures jusqu’en 1921 », avec entre autres une relocalisation des toilettes pour dames en 1916 et un ajout de sanitaires à l’entresol en 1920 (les toilettes sont un élément souvent sous-estimé et pourtant essentiel dans la conception architecturale d’un bâtiment qui accueille du public, souligne le spécialiste des flux de mobilité).

Pour Yann, « Ce qui rend Dammerman spécifiquement intéressant, c’est la qualité de son exécution et le sérieux avec lequel il exerce son métier d’architecte […] » (p.27).

Ces qualités sont partagées par l’ingénieur chercheur, dans l’exercice de son métier et son sens de la responsabilité à rendre son expertise efficace dans l’accomplissement de la tâche.

Que reste-t-il de Dammerman 100 ans après sa mort ?

« Le travail de Dammerman illustre les évolutions du début du vingtième siècle et raconte de l’intérieur et au présent la fabrique de la ville » (p. 27), en un moment de transformation économique – début de la modernisation – et sociale – croissance de la population urbaine et du monde ouvrier.

Si Dammerman « produit beaucoup pour un seul homme […] travaille pour tous, quel que soit son statut, sa religion, son appartenance ou sa richesse », Yann Martineau nous donne à lire un livre très documenté sur la vie et l’œuvre de cet architecte, avec un index des personnes citées (450 courtes biographies), un registre des abondantes archives consultées et d’innombrables références bibliographiques (livres et revues consultées, articles de revue et de presse cités, journaux consultés).

Le lecteur découvre de façon très agréable, le contexte de production du cadre urbain dans lequel il vit ou se déplace aujourd’hui, une certaine histoire de l’architecture, des Pays-Bas et de la Haye en particulier. Dammerman est « un homme de son temps, à la fois produit de l’air du temps et producteur de celui-ci. » (p. 25)

L’auteur souhaite ainsi « raviver le souvenir de Dammerman et […] lui redonner dans l’histoire la place qu’il y a occupée au présent » (p. 95). Il y parvient admirablement bien.

Posted in Architecture, Décembre, La Haye, Société and tagged , .

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *