photo © Laia Frijhoff
Willem Frijhoff (1942-2024) dont le sourire éclaire le faire-part de décès, est considéré par Boom, un de ses éditeurs, comme « le plus éminent historien de la culture et des mentalités des cinquante dernières années ». C’est chez Sun devenu Boom que Frijhoff a publié, en traduction néerlandaise pour les faire connaitre aux Pays-Bas, les travaux fondamentaux en histoire des mentalités de Michel Vovelle, Alain Corbin, Philippe Ariès. L’éditeur de chez Sun, Henk Hoeks rencontré dans les années ’70 à Paris est séduit par Frijhoff, ce chercheur néerlandais à Paris qui « ne ressemblait en rien aux historiens qu’[il] avait connus jusqu’à présent. » Et Hoeks de souligner dans le in memoriam la vivacité de son esprit, son éloquence, sa cordialité et sa serviabilité, la rapidité et l’efficacité de son travail.
Tels sont bien les traits de l’homme et du scientifique que nous connaissions, Willem Frijhoff « chercheur incomparable et personne magnifique, pleine d’humour et de gentillesse », à l’intelligence toujours en éveil.
Dès le début, Frijhoff a participé à l’aventure de la SIHFLES dont il est membre fondateur.
Lorsque André Reboullet le convie le 5 décembre 1987 au CIEP de Sèvres, à la réunion constituante de ce qui deviendra la SIHFLES et qu’il le cite comme auteur potentiel d’« un ouvrage collectif qui serait, pour reprendre la terminologie de Daniel Coste, une illustration (et une défense ?) de notre domaine historique », l’historien a déjà un riche parcours interdisciplinaire.
Willem Frijhoff a soutenu sa thèse à l’université de Tilburg (Brabant septentrional) en 1981, s’étant, pour se distinguer dans le contexte français, spécialisé dans l’histoire de son pays, alors qu’il est à l’extérieur, menant ses recherches à Paris où il s’est formé à l’École des Annales ; sa thèse La société néerlandaise et ses gradués 1575-1814. Une recherche sérielle sur le statut des intellectuels à partir des registres universitaires, publiée à Amsterdam (APA, Holland University Press), est un pur produit de celle-ci[1].
Après une formation en philosophie et théologie aux Pays-Bas, Frijhoff, jeune prêtre néerlandais (il est né à Zutphen, en Gueldre et non en Hollande), fait à Paris où il réside pendant quinze ans des études à la Sorbonne et à la VIe section de l’EPHE, devenue EHESS en 1975. Dès 1972 il est l’assistant d’Alphonse Dupront qui a fondé le Centre d’anthropologie religieuse européenne où il est chargé d’établir un plan de classement de la bibliothèque, de concevoir et alimenter la bibliographie d’histoire de l’éducation française, observatoire qui publiera chaque année plus d’un millier de références d’ouvrages, articles et chapitres d’ouvrages traitant de ce domaine de recherches.
Avec Dominique Julia et Marie-Madeleine Compère, l’épouse de celui-ci, il travaillera au Service d’Histoire de l’éducation (SHE) dans les années ’70 jusqu’à son retour aux Pays-Bas[2]. Ils sont auteurs d’une analyse de la population scolarisée dans quatre collèges situés dans des villes moyennes de l’Ancien Régime[3]. Leur collaboration se poursuivra de longues années sur l’histoire des collèges et des congrégations enseignantes et sur les populations étudiantes en Europe à l’époque moderne[4].
Pour la revue Histoire de l’éducation Frijhoff rédige nombre de comptes-rendus, de notes critiques de publications et d’articles (53 publications de 1978 à 1997) ; son domaine d’étude de prédilection étant la religion, il contribue aux Archives de Sciences sociales des Religions en rédigeant des réflexions sur ses très nombreuses lectures qu’il juge indispensables pour être au courant des dernières recherches dans son domaine (166 comptes-rendus d’ouvrages de 1981 à 1999) ; il publie aussi dans les Annales.
Si l’ouvrage imaginé par Reboullet ne verra pas le jour, la revue Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde (DHFLES) elle, voit son premier numéro publié en 1988 et Frijhoff y contribue dès les premiers numéros.
Dans le numéro 1, Jacques Poujol fait un compte-rendu de l’article de Frijhoff « Modèles éducatifs et circulation des hommes : les ambiguïtés du second Refuge », issu du Colloque international du Tricentenaire de la Révocation de l’Édit de Nantes (1685) qui s’est tenu à Leyde en 1985[5].
Le numéro 3 (1989) ouvre les « Réflexions » avec un texte de Frijhoff, qui porte sur l’usage du français dans les Pays-Bas mais qui donne aussi des outils utiles pour analyser les situations ailleurs. Frijhoff a présenté sa recherche lors de la seconde assemblée générale de la SIHFLES le 3 décembre 1988[6]. L’historien souhaite intégrer les acquis des travaux de grammairiens, linguistes, littérateurs et didacticiens dans son « approche globale de l’usage d’une langue, en l’occurrence le français, comme pratique culturelle dans une société donnée ». Outre un inventaire des modalités offertes pour apprendre le français, il importe d’identifier « quels usages réels peuvent être retrouvés dans le matériau historique » ; que ce soit dans une pratique passive ou active de la langue, c’est l’utilisation symbolique qui détermine le sort d’une langue, « les usages symboliques derrière la pratique réelle [permettant de] saisir l’impact véritable d’une culture dans la confrontation des groupes sociaux… ».
Plus tard, en 1993, Frijhoff, le professeur qui accompagne si consciencieusement ses très nombreux thésards, fait le compte-rendu de la thèse d’Elisabet Hammar sur l’apprentissage du français en Suède[7].
Malgré ses activités débordantes de Professeur, chercheur, directeur de recherches et Doyen, d’auteur menant à bien l’écriture de tant de pages, Frijhoff a pris le temps de participer à de nombreux colloques de la SIHFLES et de rédiger de beaux articles pour Documents.
Dans sa contribution[8] au Colloque de Genève (1991) sur « Universités européennes et enseignement des langues : 1880-1914 », Frijhoff s’attache à pratiquer la méthode du « questionnement … [pour] découvrir les racines et […] déterminer les conditions de [la] genèse ou de [la] réussite » de « la mutation fondamentale intervenue dans les sciences du langage et l’enseignement des langues modernes dans le monde occidental, au cours des années 1880-1914 ». Il questionne ainsi « la pratique culturelle qui est l’usage des langues vivantes […] la pédagogie de leur apprentissage [et] la réflexion savante, académique, sur les langues elles-mêmes et leur didactique ». S’il est important de « saisir le poids de l’institution […] dans l’évolution des sciences et des disciplines », il est indispensable de considérer les changements dans la longue durée (‘mentalités’, ‘visions du monde’, ‘rapports collectifs au corps et aux sens’) d’une part, les ‘facteurs sociaux et culturels’ pour aborder ‘le statut des langues’ d’autre part.
Frijhoff questionne, au colloque de Tarragone en 1995, l’usage et le statut de la langue française dans la Hollande du XVIIIe siècle, sur « sa valeur d’usage dans un contexte […] englobant les domaines culturel, social et politique ». Est-ce une langue d’immigrés, d’envahisseurs ou une langue universelle ?[9]
Pour le numéro anniversaire des dix ans de la SIHFLES, publié en hommage à André Reboullet[10], Frijhoff compose un dialogue plein d’humour entre Willem Frijhoff et André Reboullet, en hommage au « père fondateur ». Le Quatre-vingt-dix-neuvième dialogue à la manière de Pierre Marin, précepteur des petits Bataves, par Guillaume, sieur de Librecourt s’achève ainsi :
Le chœur des sociétaires : Longue vie à vous, notre maître ! Nous vous savons gré de nous avoir réveillés au plaisir du français hors de chez lui ! Que l’esprit de votre initiative continue de nous inspirer dans les siècles des siècles, au plus grand bien de cette langue qui enflamme votre cœur, et le nôtre : le FLES !
Grand chœur des francophones : Ainsi soit-il ! Alléluia !
La religion, dans ses relations avec la culture et l’identité, pratique culturelle linguistique, gestuelle, sociale est un fil rouge dans le travail de Willem Frijhoff qui porte aussi sur magie et sorcellerie ou l’histoire des pèlerinages.
En son hommage et au moment de son départ en retraite en 2007, le colloque SIHFLES d’Utrecht s’est tenu en mai de cette année, sur un thème qui lui était cher : « Langue(s) et religion(s). Une relation complexe dans l’enseignement du français hors de France XVIe-XXe siècle ». Frijhoff y propose, en conclusion, une réflexion sur les « règles du métier » de l’historien dans « l’approche du problème du français langue étrangère ou seconde et de son rapport avec la religion » [11].
Dans une perspective identitaire il offre un cadre interprétatif large englobant les questions soulevées par les diverses contributions. « La langue […] n’est pas un élément autonome de la culture, comme le voudrait une vision vitaliste. Elle s’inscrit toujours dans un travail social et culturel sans lequel elle ne saurait être transmise. C’est cette interaction même qui en fait un instrument privilégié pour le travail identitaire ».
Cette question de la relation langue et religion dans la formation et la conscience identitaire est bien prégnante dans la situation des Pays-Bas et fait l’objet d’un nouvel article[12] dans lequel Frijhoff examine le rôle de la langue en tant que marqueur identitaire de minorités religieuses dans l’histoire des Pays-Bas et jusqu’aux Pays-Bas actuels où « le français est désormais la lingua franca des Marocains musulmans, et ce sont eux qui en justifient le maintien dans certains secteurs publics ». On parle aujourd’hui du français « langue héritage » pour ces communautés minoritaires aux Pays-Bas.
Les vingt-cinq ans de la SIHFLES sont pour Frijhoff l’occasion de manifester son attachement à l’association et au domaine de recherche qu’elle représente :
Depuis bientôt un quart de siècle l’histoire du français en tant que langue étrangère ou seconde constitue une part importante de ma recherche d’historien de la culture, de l’éducation et des sociétés. Je ne suis ni linguiste ou littérateur, ni pédagogue ou éducateur au sens strict, universitaire ou académique. […] Ce qui me passionne dans l’histoire est l’interaction continue mais toujours changeante entre les personnes humaines ou des groupes bien cernés, leurs façons d’agir, les codes de conduite et autres outils qu’ils utilisent pour construire leur vie individuellement ou en commun, les interprétations symboliques de la réalité, et les transformations sociales et culturelles qui en découlent.
Frijhoff livre ce « témoignage personnel » dans le numéro anniversaire des « 25 ans d’études historiques au sein de la SIHFLES ». Sa pratique d’historien de l’époque moderne est de construire « son thème comme un objet historique, en accord avec un discours de la méthode qui vaille dans sa profession », un objet d’histoire sociale et culturelle ; et sur cet objet, il présente un discours interprétatif[13].
Pour ce numéro qui paraît vingt-cinq ans après le premier DHFLES, Frijhoff rédige aussi un article de synthèse[14] sur l’histoire des pratiques et des représentations de la langue française dans la Hollande des XVIe-XVIIIe siècle.
Développer des outils conceptuels, mettre en contexte et en perspective, questionner, ouvrir le débat … Willem Frijhoff accepte toujours de faire le point, le contrepoint, d’ouvrir ou de clore un colloque.
C’est lui qui, après m’avoir accompagnée pendant mon travail de recherche et la rédaction de ma thèse en sémiotique de la culture et analyse de l’enseignement de l’histoire comme contribuant à instaurer une culture dans la France des débuts de la IIIe République, soutenue en 1988, m’a invitée à rejoindre la SIHFLES.
Il a toujours répondu présent à mes sollicitations de collaboration dans notre domaine de recherche historique commun (langue, culture et identité) et a encouragé mes projets ; je lui dois beaucoup et lui suis très reconnaissante. Le dernier projet que nous avons monté ensemble, Willem, Karène Summerer-Sanchez et moi est aujourd’hui en pleine floraison grâce à l’énergie phénoménale de Karène. Il s’agit de la collection Languages & Culture in History[15] chez Amsterdam University Press et dont la création n’est pas étrangère à la SIHFLES (pour la petite histoire, le Bureau de la SIHFLES m’avait chargée de faire des démarches auprès de maisons d’édition pour y faire publier la revue de la SIHFLES ; or, le Bureau refusera de se lancer dans l’aventure avec AUP mais il en restera cette belle collection qui prendra corps grâce à l’expertise et à la renommée internationale de Frijhoff).
Dans les décennies précédentes, Frijhoff a participé à d’autres projets collectifs éditoriaux que je coordonnais.
Ainsi en est-il de sa participation aux colloques que j’ai organisés à Utrecht, dans mon université. En 1996, c’est l’image de Paris qui anime les représentations disciplinaires (arts, littérature, socio-politique), en 1999 la relation entre politique et langue articule les réflexions et les analyses, enfin en 2007, le lien entre langue et religions si important pour l’histoire du français aux Pays-Bas est décliné dans divers contextes géographiques et culturels.
Dans « Le Paris vécu des Néerlandais de l’Ancien Régime à la Restauration », article d’ouverture de l’ouvrage Paris : De l’image à la mémoire. Représentations artistiques, littéraires, socio-politiques. (Marie-Christine Kok Escalle, red. Amsterdam : Rodopi, 1997, 8-36), Frijhoff écrit :
« Paris est devenu un symbole vivant qui renvoie à autre chose : l’archétype de la ville, une certaine forme de culture, un style de vie […] En tant que cela, Paris est devenu un lieu de mémoire : un lieu qui réfère à un modèle culturel dont ce lieu fut, à un moment quelconque de son existence, le berceau, le réceptacle ou le prétexte. » (p.11).
Et j’ai retrouvé tout dernièrement un témoignage de sa gentillesse :
Le colloque SIHFLES organisé avec Francine Melka à Utrecht, au tournant du siècle (décembre 1999), portait sur la relation entre les changements politiques et le statut des langues. Là aussi, Frijhoff met les choses en perspective, avec ses « questions ouvertes ». Pierre Swiggers fait le compte-rendu de l’ouvrage issu des travaux du colloque [16] et écrit dans la Revue de linguistique romane 66, Strasbourg Juillet-Décembre 2002, 594-596), qu’il s’agit :
[d’]un sujet d’actualité brûlante dans l’histoire externe des langues et dans l’historiographie de la didactique des langues : le lien entre changements politiques et pratiques sociales, culturelles et éducatives, ainsi que le rôle et la fonction des langues comme instruments politiques. Sujet fascinant, dont la richesse et la complexité transparaissent à travers les nombreuses contributions dans ce recueil […]. Frijhoff clôt l’ouvrage par des « Questions ouvertes » ; il y fait des suggestions pour des recherches futures (approche comparative de l’enseignement des langues dans son rapport avec les institutions), des propositions d’ordre méthodologique (définition de concepts opératoires et élargissement par une visée écolinguistique), des observations « empiriques » (le rôle de l’apprentissage sauvage de langues étrangères ; l’utilité de connaitre « la langue de l’ennemi »).
Quelques années plus tard, Frijhoff a encore répondu positivement à ma demande de participer au projet de recherche menant à l’édition du Précis du Plurilinguisme et du Pluriculturalisme[17] dont je coordonnais pour la SIHFLES le chapitre 8, « Histoire, Pratiques et Modèles ». Il en rédige le Contrepoint (p. 425-429), mettant en avant les points suivants : « Contingences linguistiques », « Enrichissements de la diversité », « Nostalgies de la langue unique », « Désirs d’universel », « Chausse-trappes du plurilinguisme », « Bricolages du quotidien ».
Avant d’être discours, la langue est pratique. Sans entrer dans la querelle linguistique de la grammaire générative (Chomsky), le constat de l’historien est clair : au lieu de répéter que telle langue (pré-) existante est pratiquée, il faudrait affirmer que la pratique fait la langue. La langue – chaque langue, de quelle origine, couleur ou saveur qu’elle soit – est avant tout un fait social. En tant que tel, elle se soustrait à toute abstraction abusive et s’oppose à toute monopolisation par un groupe, communauté ou nation. Une langue ne se constitue pas dans un monde idéal, socialement ou politiquement maîtrisé, à partir d’une grammaire pré-élaborée, mais dans la contingence de l’acte de parler, d’écrire, de lire, dans le besoin utilitaire des contacts entre les hommes, dans l’imaginaire de l’esprit du locuteur et dans les représentations de sa communauté. Et qui dit acte ou pratique, dit histoire, développement, expansion et contraction, adoption et rejet, inclusion et exclusion – tous procédés qui se vérifient autant dans la constitution et l’évolution d’une langue que dans son parcours politique et symbolique au sein de la communauté de ceux qui la parlent, voire dans le panorama linguistique tout entier.
Willem Frijhoff a toujours manifesté son engagement dans l’histoire de la SIHFLES, en soulignant les jalons et participant aux festivités et productions commémoratives. Les dix ans de l’association sont marqués par la publication d’un ambitieux numéro spécial de Recherches et applications (janvier 1998), Le français dans le monde : Histoire de l’enseignement et de la diffusion du français dans le monde, que Frijhoff, membre fondateur de la SIHFLES coordonne avec le « père » fondateur, André Reboullet. Les contributeurs du volume sont tous membres actifs de la SIHFLES et inscrivent leur article dans une approche socio-historique, didactique, linguistique ou culturelle.
Les vingt-cinq ans de la SIHFLES voient la parution du numéro 52 (juillet 2012) de cette même revue Recherches et applications, Le français dans le monde. Le numéro est coordonné par deux anciennes présidentes et un ancien président de la SIHFLES (Marie-Christine Kok Escalle, Nadia Minerva, Marcus Reinfried) Histoire internationale de l’enseignement du français langue étrangère ou seconde : problèmes, bilans et perspectives.
Se plaçant en observateurs des publications de la SIHFLES pendant ces vingt-cinq ans, Willem Frijhoff, Javier Suso López et Pierre Swiggers rédigent un article de fond « Contextes et disciplines de référence dans l’enseignement du français (langue étrangère ou seconde) ». Ils y esquissent le cadre méthodologique et épistémologique de l’étude historiographique de l’enseignement du français (FLES) par rapport à l’histoire des sociétés et des cultures, à l’histoire de la pensée linguistique et l’histoire des langues, à l’histoire des conceptions didactiques.
Cette année 2012 est riche en événements. Lors du 25e anniversaire de la SIHFLES fêté le 14 décembre 2012 dans les locaux du CIEP à Sèvres, les mêmes salons qui ont vu la première réunion de la Société le 5 décembre 1987, la SIHFLES a été mise à l’honneur par des Sihflésiens portant témoignage de l’importance des études sur l’histoire du français langue étrangère et/ou seconde dans leur pays, avec pour exemple l’Espagne, l’Italie, le Japon, le Portugal, la Suède, la Suisse, la Turquie, la France et les Pays-Bas. Parlant pour ces derniers, Willem Frijhoff fait du français un « lieu de mémoire batave ». Son discours est publié dans la brochure du 25e anniversaire de la SIHFLES, consultable en ligne :
Il fut un temps où les Pays-Bas bataves étaient le pays le plus francophile du monde germanique, et probablement de l’entière moitié nord de l’Europe. Francophilie politique et culturelle et immigration stimulaient puissamment l’usage du français comme langue seconde, et s’il en reste encore quelque chose de nos jours, c’est surtout dû aux immigrés anciens (les huguenots avec leurs églises wallonnes) et nouveaux (les Maghrébins, Africains et quelques Asiatiques), et aux poches de résistants farouches au tout-anglais réunis dans l’Alliance Française, les amitié-clubs locaux et d’autres formes de sociabilité autochtones. La section batave de la SIHFLES conserve, voire reconstitue patiemment la mémoire de ce passé francophile et francophone, ce qui n’est pas une mince affaire dans un pays qui s’est maintenant jeté corps et biens aux pieds d’une Amérique qu’il pénètre d’ailleurs bien mal, et où les départements et instituts français sont condamnés à une lutte permanente pour prouver le bien-fondé de leur existence.
Grâce au travail infatigable des membres de la SIHFLES, de son ancienne présidente Marie-Christine Kok Escalle et de ses collaborateurs et amis, qui ont remis le français sur l’agenda scientifique par des recherches, colloques et publications, sans même parler de leur enseignement, la riche histoire de la langue française comme langue usuelle seconde dans différents secteurs culturels et domaines sociaux entre la fin du Moyen Age et la seconde moitié du XXe siècle est maintenant amplement et richement documentée.
À défaut d’être resté une réalité dans les Pays-Bas, le français langue seconde pour le grand nombre est devenu un vrai lieu de mémoire grâce à ce travail collectif. Les Sihflésiens ont collecté les manuels de français et les occurrences historiques de l’usage du français dans un contexte bilingue ou même plurilingue ; ils ont scruté ses rapports avec la vie culturelle, politique, religieuse, et même économique ; ils ont identifié les maîtres, professeurs, gouverneurs et précepteurs francophones et analysé leurs manuels et didactiques ; ils ont exploré et décortiqué les récits de voyage des francophones en néerlandophonie, et inversement. Ce qui saute aux yeux, c’est que les relations physiques entre ces domaines linguistiques ont été beaucoup plus fréquentes qu’une histoire étroitement nationaliste a pu longtemps le faire croire, et que les Pays-Bas méridionaux, en gros la Belgique actuelle, ont joué par les migrations, le travail des maisons d’édition, les rapports scientifiques et religieux, sans même parler des périodes d’union politique, un rôle intermédiaire fondamental en tant que courtier de culture et agent de change linguistique.
Dans l’avenir, il faudrait aborder les domaines restés en friche, telles ces écoles françaises de garçons et de filles alternatives à l’enseignement classique, si importantes pour la conduite policée du grand nombre et pour l’apprentissage du commerce, des langues et de la science, bref pour la modernisation de la société néerlandaise d’antan ; ou la place et le rôle du français dans la République des Lettres côté batave puis dans la science contemporaine, jusqu’à l’invasion de l’anglais dans le monde scientifique – rôle bien connu en théorie, mais à peine scruté dans les textes ; ou encore l’enseignement régulier du français dans les écoles primaires et secondaires des siècles derniers dont les traces demeurent encore bien obscures.
En somme, la SIHFLES a permis de maintenir, et parfois même d’éveiller, l’attention pour le côté francophone, et par extension francophile de l’histoire néerlandaise. Accessoirement, elle agit à l’occasion comme un aiguillon dardant dans la chair rubiconde de l’anglophonie galopante, et l’on ne peut que l’en féliciter. L’histoire n’est jamais aussi fertile que si elle est à la fois savante, nuancée, consciente de soi et militante. (Willem Frijhoff, Rotterdam, 14 décembre 2012)
Cette affirmation « L’histoire n’est jamais aussi fertile que si elle est à la fois savante, nuancée, consciente de soi et militante » me semble parfaitement rendre compte du travail de l’historien qu’est Willem Frijhoff, source d’inspiration pour la SIHFLES et les Sihflésiens, avec au cœur du domaine d’étude, signifiant pour le présent, l’étude des relations langues-culture en contexte et en relation avec l’identité.
Dix ans plus tôt, dans Chemins de traverses en francophonie rédigé pour La Lettre de la SIHFLES 49, décembre 2002, Frijhoff parle de sa passion et son travail d’historien et il affirme :
Si je suis un Sihflésien, ce n’est pas pour l’étude de la langue elle-même mais […] de la langue comme instrument et objet de culture. […] Ce qui m’intéresse n’est donc pas tellement la langue classique, noble, mais le parler de tous les jours dans une société où la langue était encore assez peu standardisée, le bricolage linguistique, la façon dont les gens utilisaient l’une ou l’autre langue pour jouer sur tel ou tel registre de la sociabilité, de la compétence ou simplement du pouvoir, et comment les langues interféraient pour changer la donne… »
Il est étonnant et émouvant de voir combien Willem Frijhoff a investi de temps et d’énergie dans cette quête de la SIHFLES dont il reconnait si bien combien elle lui tenait à cœur, alors que membre de la KNAW, Académie royale néerlandaise des sciences, il travaillait de façon acharnée sur l’histoire de la culture néerlandaise.
Son approche interdisciplinaire de l’étude historique – il y voit un héritage fondamental des Annales – et son étude originale des matériaux sont d’une grande richesse pour l’Histoire des Pays-Bas.
Comme l’écrit Jean Séguy (Archives de sciences sociales des religions, 126, avril-juin 2004) recensant la publication en anglais de dix textes de Frijhoff sur la culture religieuse dans l’histoire néerlandaise[18] : « Willem Frijhoff a joué un rôle de premier plan dans le passage – récent aux Pays-Bas – d’une Histoire de l’Église (ou des Églises) à une Histoire religieuse interconfessionnelle inspirée d’une ‘histoire des mentalités’ ». Ce passage est en effet amorcé par Frijhoff dans un article paru en 1981 dans les Archives néerlandaises pour l’histoire de l’église[19], qui analyse l’influence des Annales sur l’histoire de l’église en France et les perspectives pour les Pays-Bas.
Participant au grand projet scientifique des Humanités néerlandaises de la fin du siècle dernier, interrogeant « l’histoire de la culture néerlandaise en contexte européen », Frijhoff est avec Marijke Spies, l’auteur du premier volume qui porte sur la période 1650 (la Paix de Munster vient d’être signée et les Provinces-Unies sont florissantes) avec pour thématique interrogative « l’unité recherchée »[20]. Une somme qui fait date ! La culture néerlandaise se distingue dans le contexte européen par sa culture politique, une société urbaine, son infrastructure culturelle, la vie intellectuelle, la religion, l’architecture, les beaux-arts, la littérature et la musique. La République des Provinces-Unies de 1650 vit l’unité dans la diversité ; elle offre un espace à ceux qui pensent différemment ; elle permet participation, négociations et discussions, ce qui fait d’elle un lieu de réputation internationale où pensée, arts et religions rayonnent.
Chevalier de l’Ordre national du Mérite et Prix Descartes-Huygens en 2010 pour l’excellence de sa recherche et la coopération franco-néerlandaise, Frijhoff a été Professeur à l’université Érasme de Rotterdam où il a occupé la première Chaire d’histoire des mentalités aux Pays-Bas (aspects culturels et mentaux des sociétés Pré-industrielles) ; il a ensuite été titulaire de la Chaire d’histoire des Temps Modernes à la Vrije universiteit d’Amsterdam où il a exercé la fonction de Doyen de la faculté des Sciences humaines à un moment difficile (2002-2006).
Disciple du Michel de Certeau de L’invention du quotidien, il reconnait sa dette envers lui pour l’interprétation de documents dans la recherche monumentale qu’il a menée pour écrire les 928 pages des « Chemins de Evert Willemsz. Un orphelin hollandais en quête de lui-même, 1607-1647 »[21] ou la vie d’un orphelin hollandais, aux expériences mystiques et qui devient pasteur à la Nouvelle Amsterdam, future New-York, considéré par de nombreux Américains comme un ancêtre, un des pères fondateurs de New York !
Cette œuvre magistrale de « l’historien le plus productif de son époque et le meilleur connaisseur de la culture des Temps Modernes » (Eric Jorink dans son interview avec Willem Frijhoff « Vie, texte et sens » (Leven, tekst en zingeving) montre que pour comprendre un individu il faut apprendre à connaître le monde dans lequel il vit car son identité est en grande partie fonction de l’environnement et de la tradition dans lesquels il se trouve.
En guise de conclusion ouverte, je rappellerai que Frijhoff considère que la responsabilité sociale de l’historien est réelle. Celui-ci dont la culture n’est pas sans influence dans le travail d’analyse en histoire des mentalités n’est toutefois ni un procureur ni un juge.
Et pour souligner la pluralité et la richesse de cet historien hors normes, je citerai une de ses publications dans une revue iconique de l’histoire intellectuelle française, dirigée par Pierre Nora, par ailleurs éditeur des sept volumes des Lieux de mémoire. Le numéro porte sur les mémoires comparées et le recueil Lieux de mémoire et identités nationales (Amsterdam : AUP 1993) publié par Pim den Boer & Willem Frijhoff répond au plaidoyer de Pierre Nora de transposer la notion de « lieux de mémoire » au-delà des frontières nationales.
Dans « Dieu et Orange, l’eau et les digues : la mémoire de la nation néerlandaise avant l’État »[22], Frijhoff interroge la notion de Lieux de mémoire dans la situation des Pays-Bas. « Existe-t-il donc des lieux de mémoire pour l’identité nationale aux Pays-Bas ? » Certes ! De même qu’il y aurait le Dieu de la nouvelle Israël que seraient les Provinces-Unies et la Maison d’Orange, « il n’y a pas de lieu de mémoire plus puissant dans ce pays que les digues, omniprésentes – même si elles se cachent souvent sous des routes, des rues ou des chemins de fer. » Et Frijhoff de proposer un terme néerlandais pour traduire « Lieu de mémoire » : geheugenboei, littéralement « bouée de la mémoire » lui semble être bien adapté car « la mémoire s’attache à des formes, sans cesser de flotter au gré des ondes et sans perdre sa capacité de reprendre le large. En outre, ce mot inclut, dans le terme même, la mémoire topique de ce pays où la terre n’est jamais qu’un négatif de l’eau. »
Willem Frijhoff, intègre, respectueux, exigeant : un modèle pour moi et pour beaucoup d’autres !
Marie-Christine Kok Escalle
[1] Voir le compte-rendu dans Notes critiques par Pierre Jeannin, Histoire de l’éducation 1982, 14, 98-102.
[2] Voir l’article de Pierre Caspard dans L’Atelier du Centre de recherches historiques [En ligne], 28Bis, 2024 https://journals.openedition.org/acrh/28839.
[3] Willem Frijhoff, Dominique Julia, École et société dans la France d’Ancien Régime. Quatre exemples : Auch, Avallon, Condom et Gisors, Cahier des Annales 35, Paris : Colin, 1975.
[4] « L’éducation des riches. Deux pensionnats : Belley et Grenoble », Cahiers d’Histoire, 1976 ; « Vers une autre histoire des Collèges universitaires », Milano : Guiffré Editore, 1991.
[5] La Révocation de l’Édit de Nantes et les Provinces-Unies, 1685. Colloque international du Tricentenaire, Leyde, 1-3 avril 1985, APA-Holland University Press, 1986, 51-75.
[6] « Le français et son usage dans les Pays-Bas septentrionaux », DHFLES 3, 1989, 1-8.
[7] Livres à lire : Elisabet Hammar, La “française”. Mille et une façons d’apprendre le français en Suède avant 1807, Uppsala Studies in Education, 41 (Stockholm : Almqvist & Wiksell International, 1991), DHFLES 11, 1993, 48-49.
[8] L’introduction des langues modernes à l’université : questions de théorie et de méthode, DHFLES 16, 1995, 45-64.
[9] « Le Français en Hollande après la paix de Westphalie : langue d’immigrés, langue d’envahisseurs ou langue universelle ? », DHFLES 18, 1996, 329-350.
[11] Langues et religions. En guise de conclusion : l’enjeu identitaire, DHFLES 37, 2006, 191-197.
[12] Religion et différenciation linguistique aux Pays-Bas : une question pertinente ?, DHFLES 45, 2010, 97-122.
[13] Le français de l’époque moderne comme objet d’histoire sociale et culturelle : un témoignage personnel, DHFLES 50, 2013, 139-144.
[14] Amitié, utilité, conquête ? Le statut culturel du français entre appropriation et rejet dans la Hollande prémoderne, DHFLES 50, 2013, 29-48.
[15] https://www.aup.nl/en/series/languages-and-culture-in-history.
[16] Marie-Christine Kok Escalle & Francine Melka, éd., Changements politiques et statut des langues. Histoire et épistémologie 1780-1945, Amsterdam : Rodopi 2001.
[17] Geneviève Zarate, Danielle Lévy & Claire Kramsch (dir.) Précis du Plurilinguisme et du Pluriculturalisme, Éditions des archives contemporaines, 2008.
[18] Willem Frijhoff, Embodied Belief. Ten Essays on Religious Culture in Dutch History, Hilversum, Verloren, 2002.
[19] « Van « Histoire de l’Église » naar « Histoire religieuse » : de invloed van de « Annales »-groep op de ontwikkeling van de kerkgeschiedenis in Frankrijk en de perspectieven daarvan voor Nederland, Nederlands archief voor kerkgeschiedenis, nieuwe serie, 61, 2, 1981, 113-153.
[20] Nederlandse cultuur in Europese context 1650. Bevochten eendracht, Den Haag, SDU, 1999 (704 pages).
[21] Wegen van Evert Willemsz. Een Hollands weeskind op zoek naar zichzelf, 1607-1647. Sun 1995 (928 pages).
[22] Le Débat. Histoire, politique, société, 78 (1994) 20-30.